La magie de la pop music, c’est de tenir la promesse immense contenue dans les trois lettres de son nom : pop, c’est populaire, c’est universel, par-delà les frontières et les générations. Avec Sing Street, John Carney capte cette promesse et la fait s’épanouir dans un film aussi enthousiasmant qu’intelligent. Le cadre concret posé au début de Sing Street est pourtant au moins aussi tristement étriqué que celui de n’importe quelle vie ordinaire – l’Irlande du milieu des années 1980 et la morne perspective binaire qu’elle offre, à savoir l’émigration hors de l’île ou bien le marasme, économique et spirituel, en y restant. Au premier abord, les protagonistes adolescents du film ne paraissent pas devoir eux-mêmes s’élever plus haut que leur environnement. Ils tiennent plus des Beaux gosses qu’autre chose, entre physique ingrat, études médiocres (de leur fait mais aussi de celui de leurs éducateurs), et grand écart entre leurs aspirations et leurs réalisations qui flirte avec le ridicule.
Mais comme celui de Sattouf dans Les beaux gosses, le regard porté par Carney sur ses héros les rend d’entrée lunaires et attachants car il sait qu’ils méritent d’être sauvés, que là est précisément la fonction de son film. Conor, le personnage principal, et ses amis ont du talent et de l’énergie à revendre, ainsi que le démontre le naturel avec lequel ils peuvent prendre la place des adultes, à tous points de vue, du haut de leurs quinze ans. Emprunter leurs vêtements, ramener de l’argent à la maison en faisant des petits boulots réguliers, ou encore… monter un groupe de rock – un vrai, avec tout ce que cela implique sur les aspects logistiques (l’un des amis de Conor en devient le manager) et pratiques (un autre sait jouer de manière accomplie de quasiment tous les instruments, empruntés à son père qui appartient à un cover band officiant dans les mariages). Ce groupe, qui donne son nom au film, est bien né car inspiré par la meilleure des raisons : se réapproprier le monde, exsangue et obstrué, pour en créer le reflet inversé, fringant et foisonnant. Le nom du groupe dérive de celui de la rue de la désespérante école où les héros doivent user leur jeunesse (Synghe Street) ; la motivation pour le fonder est la volonté de transformer un mensonge en une réalité, d’abolir le grand écart évoqué plus haut. Afin d’oser approcher une fille, Raphina, et d’avoir une raison qu’ils se reparlent, Conor affabule être le chanteur d’un groupe, prêt à faire de Raphina l’égérie du clip de son premier single. Ne lui manque dès lors plus que le groupe, et la chanson.
Ces obstacles apparents n’en seront pas, car la musique est le point d’appui grâce auquel Conor et ses amis vont faire basculer le monde, par morceaux de trois minutes où leurs rêves frustrés d’évasion et d’accomplissement prennent vie. C’est la raison d’être de la pop music, sa mission fondamentale : tempérer l’amertume de nos vies par un peu de douceur rêvée, mettre un peu d’Oz dans n’importe quel Kansas. Sing Street reprend ce flambeau et le porte hardiment, en faisant de ses personnages de grands aventuriers du rock, dont l’épopée balaie toutes les ramifications de cette musique, de Duran Duran à The cure, de Joe Jackson à The clash, et bien d’autres. Le groupe de Conor change de modèle et par conséquent de style à chaque nouvelle composition, et le film fait le choix magique de les garder toujours convaincants et inspirés – leurs chansons, que l’on écoute in extenso (The riddle of the model, Drive it like you stole it, Brown shoes…), composent une grande épopée pop en même temps que l’une des plus réjouissantes bandes-originales de l’année.
Laquelle est soutenue à l’écran par l’autre idée superbe, et superbement exécutée, de Carney : l’assimilation par sa mise en scène du prolongement visuel de la pop music, le vidéoclip, qui éclot précisément durant cette décennie. La captation de chacune des chansons de Sing Street commence dans le monde réel, et se poursuit dans le fantasme du clip pop ; et plus le film avance, plus la délimitation entre l’un et l’autre, entre le Kansas et Oz, ainsi que le moment où on la franchit, sont nébuleux, indéterminables. Ce parcours nous amène naturellement à un final brillant, dans lequel la frontière est devenue si brouillée qu’elle disparaît, tout simplement. La fugue des héros laissant derrière eux leur quotidien blême se fait selon un cap les métamorphosant en protagonistes de vidéoclip. Partir vivre cachés dans un clip pop : au vu de ce que nous réserve la réalité ces temps-ci, ce n’est pas loin d’être la proposition la plus sensée qui nous ait été faite dernièrement.