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Sully : imprimer la légende

Par Erwan Desbois, le 13-12-2016
Cinéma et Séries

On a écrit ici-même, l’an dernier, que le controversé American sniper de Clint Eastwood était sa Prisonnière du désert, adaptée à notre époque et aux nouvelles guerres sanglantes qu’y mènent les États-Unis contre les « sauvages » – les pays du Moyen-Orient ayant remplacé les tribus indiennes. John Ford et John Wayne avaient poursuivi leur réflexion sur la fabrique américaine des héros quelques années plus tard avec L’homme qui tua Liberty Valance, dont le nouveau film d’Eastwood, Sully, se fait à nouveau le miroir. Mais un miroir déformant cette fois, car pour Sully Eastwood ne s’embarrasse pas à prendre le même recul que Ford dans son observation du processus par lequel les États-Unis se forgent des héros à intégrer à leur récit national. L’écriture et la réalisation de Sully reproduisent le geste du journaliste à la fin de L’homme qui tua Liberty Valance, jetant ses notes au feu et se rangeant aux côtés de ceux qui considèrent qu’il vaut mieux « imprimer la légende ». Celle, dans le cas présent de Chesley « Sully » Sullenberger, le pilote qui parvint en janvier 2009 à faire amerrir sur l’Hudson un avion de ligne ayant perdu ses deux moteurs au décollage, et qui préserva ainsi la vie des cent cinquante-cinq personnes à bord.

La partie du film consacrée à ce rayonnement immédiat, cette génération spontanée d’une nouvelle figure héroïque pour l’Amérique, est l’une des deux meilleures.

Ce sauvetage parfait, verbalisé par le film (« No one dies here today ») et se déroulant qui plus est à bord d’un avion au-dessus de New York, fait de l’acte de bravoure de Sully et son copilote l’anti-11 septembre par excellence. L’instantanéité offerte par les moyens de communication (les téléphones portables) et d’information (les chaînes TV en continu) a fait qu’il n’y a même pas eu besoin d’attendre le film qui en est tiré pour qu’émerge cette signification des évènements : le jour même Sully était déjà devenu un héros national, et son geste un spectacle médiatique venant exorciser celui des avions faisant s’effondrer les Twin Towers. La partie du film consacrée à ce rayonnement immédiat, cette génération spontanée d’une nouvelle figure héroïque pour l’Amérique, est l’une des deux meilleures. L’autre est son acte introductif, qui nous fait rencontrer Sully juste avant son audition par la NTSB (l’organisme gouvernemental chargé d’enquêter sur les accidents d’avion). Installé dans un hôtel new-yorkais, Sully y expérimente un huis-clos physique virant au huis-clos mental à mesure que s’emmêlent ses souvenirs du vol et ses cauchemars de ce qui aurait pu se produire – un crash en plein Manhattan.

Mais Eastwood ne fouillera pas cette folie initiale évoquant Resnais (Je t’aime, je t’aime, par exemple), car son intention se résume à la guérison, au rétablissement du peuple américain. Dans cette optique, il n’est pas permis que son héros présente une quelconque faille ; et, plus gênant, il est impératif qu’il ait des ennemis à vaincre sur son chemin. Eastwood et son scénariste Todd Komarnicki montent pour cela de toutes pièces la thèse d’une chasse aux sorcières menée par la NTSB à l’encontre de Sully. Alors que toutes les sources disent le contraire, Sully dépeint des enquêteurs agressifs, et surtout manipulant les procédures et les résultats de leurs investigations afin de faire endosser au pilote la responsabilité de la mise en danger de ses passagers. On pourrait se dire qu’il ne s’agit là que d’une manière maladroite de renforcer la dramaturgie du récit (mais alors vraiment très maladroite, entre un manichéisme poussé à son paroxysme et une séquence finale bâclée où tous les arguments des diffamateurs tombent piteusement les uns à la suite des autres) ; mais ce fil directeur du film coïncide trop avec la part sombre du credo d’Eastwood, de l’homme seul providentiel ayant nécessairement raison contre toutes les formes de règles communes, institutions et gouvernements, qui sont autant d’entraves voire même de périls.

Dans la salle d’audiences de la NTSB devenue tribunal, Sully détourne un fait divers singulier et « sans histoire » – aucun complot en amont, aucune manipulation après coup ; un pur accident isolé – pour le faire flirter avec l’idéologie libertarienne d’Ayn Rand, et à sa suite de la droite dure américaine (et d’ailleurs). La collectivité devrait s’incliner devant les individualités sortant du lot, idéalisées, forcément parfaites et inattaquables. En choisissant d’imprimer cette légende radicale sur l’écran, Eastwood exécute une œuvre moins complexe, et moins pertinente, que les deux longs-métrages avec lesquels elle fonctionne en diptyque sur le papier ; à savoir son propre American sniper (les deux films se font écho jusque dans leurs génériques de fin) et Flight de Robert Zemeckis – véritable reflet inversé de Sully, avec son héros pilote d’avion ambigu et faillible, et son propos sur l’équilibre à trouver entre l’individualisme et le bien commun.