La Politique sexuelle de la viande : femmes et animaux invisibles
Un petit tour sur les réseaux sociaux suffit à s’en convaincre : les femmes semblent être bien plus nombreuses que les hommes à avoir repensé leur alimentation sur la base d’un respect de la condition animale et de la planète. Si on peine à disposer de statistiques fiables et précises, il semble que le nombre de personnes végétariennes ou véganes soit bien plus élevé chez les femmes que chez les hommes. Ce phénomène semble assez mystérieux : en quoi le genre d’un individu peut-il intervenir dans sa façon de composer ses repas et dans son rapport aux animaux ? La forte convergence entre militantisme féministe et végétarisme (ou véganisme), facile à constater sur les réseaux sociaux notamment, n’a pas attendu l’avènement de Facebook et Twitter pour devenir un sujet de réflexion à part entière. C’est en 1990 que La Politique sexuelle de la viande a été publié pour la première fois. Son auteure, Carol J. Adams, est devenue végétarienne en 1973, à l’âge de 22 ans. Le déclic ? Un jour où elle dégustait un hamburger, on lui apprit que le poney qu’elle chérissait venait de se faire tirer dessus. L’association entre le cadavre encore chaud de l’animal et celui de la vache dont elle était en train de se repaître lui a immédiatement coupé l’appétit et l’a éloignée de la viande pour le restant de ses jours. C’est en s’installant avec des colocataires végétariennes et féministes que le rapprochement a commencé à se faire : le lien entre le traitement des animaux et celui des femmes ne serait pas que pure coïncidence.
Réédité en 2000 puis en 2010 avec à chaque fois une préface supplémentaire destinée à faire état de l’avancée des travaux de l’auteure, La Politique sexuelle de la viande a attendu un quart de siècle avant d’être édité en français. La version fraîchement parue est de grande qualité, faisant figurer les préfaces successives ainsi qu’un brillant avant-propos écrit par la comique militante Nellie Mc Kay, qui annonce la couleur : Les féministes n’ont pas le sens de l’humour. Avant même d’entrer dans le vif du sujet (le chapitre 1 ne démarre que page 65, sur un total d’environ 315), la démonstration est déjà convaincante, ce qui est loin de rendre la suite inutile. La phrase clé, c’est la suivante : Mon végétarisme avait peu avoir avec mon féminisme, ou du moins c’est ce que je croyais. Carol J. Adams déroule ensuite avec précision et pédagogie les mécanismes qui rendent parfaitement cohérents les liens entre son refus de manger de la viande et son ardent désir de voir les femmes traitées de la même façon que les hommes.
L’une des principales idées développés dans le livre est celle du référent absent. L’auteure démontre comment, pour mieux convaincre chacun et chacune d’entre nous de continuer à consommer de la viande, la société fait des pieds et des mains pour faire disparaître l’animal derrière le steak ou la tranche de jambon. Le choix des nomenclatures n’est pas anodin. Paleron, bavette, macreuse : que du neutre, que du morcelé, rien qui fasse penser à un véritable animal. Dès le plus jeune âge, on observe des cochons dans les livres sur les animaux, mais on mange du rôti de porc. En un changement de mot, l’animal disparaît. Sa souffrance est évacuée, le sang versé lors de son exécution également. Le parallèle établi par Carol J. Adams, c’est que les femmes sont bien souvent traitées elles aussi comme si elles n’étaient pas des êtres vivants douées de conscience. L’utilisation du corps féminin à des fins publicitaires (la chaîne de fast-foods Hooters, exemple le plus édifiant) n’est plus à démontrer ; la façon dont une partie de l’industrie pornographique parvient à faire oublier qu’il y a une femme dans ce corps qui baise est elle aussi pointée du doigt de façon saisissante. Loin de la simple dénonciation des lobbys, La Politique sexuelle de la viande interroge notre propre rapport à cette invisibilisation, se demandant pourquoi nous avons tant de mal à ôter nos œillères.
Carol J. Adams établit également des ponts entre carnisme et virilité. Un vrai homme, c’est quelqu’un qui mange une entrecôte à chaque repas ; une vraie femme, ça sait faire cuire la viande pour les convives masculins, puis ça mange sa petite salade pour garder la ligne. Moins schématique que cela, l’essayiste s’interpose entre nous et cette culture populaire qui semble faire de chaque homme un John Wayne en puissance, tirant sa puissance de mâle de la viande qu’il ingère, tandis que les femmes seraient plus fines (donc plus désirables, mais aussi plus fragiles et manipulables) grâce aux fruits et aux légumes devant composer leur alimentation. Tout comme on fait goûter le vin aux messieurs par défaut, on leur sert également de la viande comme si leur masculinité en dépendait. Le livre démonte patiemment les raisonnements prétendument logiques selon lesquels, depuis toujours, l’être humain est carnivore. À ces fins, Adams se base notamment sur des études physiologiques qui prouvent que nous ne sommes pas capables, contrairement aux autres animaux mangeurs de viande, d’utiliser nos griffes et nos dents afin de nous repaître de viande crue. La théorie selon laquelle les humains mangeraient de la viande “parce que c’est la nature” ne tient donc pas. Tout comme celle qui affirme que, depuis la nuit des temps, l’homme est supérieur à la femme car c’est lui qui tue pour nourrir sa famille.
La démonstration est édifiante et extrêmement référencée, mais cela n’empêche pas La Politique sexuelle de la viande d’aller sans doute trop loin en exposant des convictions qui semblent un rien dangereuses. L’essai prône les bienfaits d’une alimentation végétarienne, faisant le lien (encore discuté) entre arrêt de la consommation de viande et amélioration de la santé. Mais c’est lorsque Carol J. Adams sous-entend que manger des fruits et des légumes pourrait permettre de guérir certaines maladies que le livre s’égare, passant à côté du sans-faute avec des propos qui ne peuvent que desservir la cause. On ne guérit pas du cancer en mangeant des fruits, et c’est souffler sur le beau château de cartes précédemment construit que d’affirmer cela. C’est donc avec moins d’appétit que l’on s’attaque aux derniers chapitres du livre, pourtant passionnants et irréprochables, qui questionnent la façon dont il faudrait écrire sur le végétarisme, notamment en l’intégrant à la fiction. Carol J. Adams consacre notamment un chapitre entier au Frankenstein de Mary Shelley, rappelant que la créature du livre est ouvertement végétarienne et démontrant en quoi ce qui pourrait sembler être un détail revêt une importance capitale. Une analyse littéraire d’un niveau supérieur qui fait oublier l’écart commis par l’auteure, tellement motivée par sa cause qu’elle a fini, au détour de quelques pages, par sombrer dans le prosélytisme douteux.
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