Un enfant vous questionne sur l’infini. Vous hésitez un instant, vous esquissez une réponse puis vous vous saisissez de votre smartphone afin de rendre cette hésitation un peu moins effrayante pour vous deux. “Nous savons que l’univers n’est pas infini et que sa courbure, le temps qu’il met pour que le temps finisse, ne dépend que du hasard et donc du temps qu’il faudra à la pensée pour parvenir à recourber le temps.” Au détour d’une phrase, Mark Alizart nous plonge soudain dans une vertigineuse sidération, mais il ne noie pas le poisson puisque l’objet de son livre est bien d’appréhender l’Informatique dont ce smartphone sorti au creux de la poche est le dernier avatar. Pascal, Hegel, Deleuze : l’histoire de l’Informatique se confond avec l’histoire de la philosophie. C’est tout le propos et toute la portée de cet ouvrage.
Ce livre est d’une poésie savante située à l’opposé diamétral de nos cours d’Informatique en petites classes, l’œil hagard alors rivé sur des Thomson MO5 : “Désormais, plus de matière nuageuse, probabiliste, ubiquitaire : des Être-là déterminés qui ne vont plus faire que mourir, mais sur le Golgotha desquels va pouvoir germer la vie absolue.” Golgotha : le mot est lâché. Quand IBM a inventé dans les années 1950 le mot computer, un philologue a proposé pour le traduire en français non pas le mot combinateur ou encore compulseur, mais bien ordinateur (“celui qui met en ordre”), soit un terme qui emprunte beaucoup plus au répertoire religieux. Il fait en effet référence au Dieu ordonnateur des Pères de l’Église et, toujours en usage aujourd’hui, au mot utilisé pour officialiser le début du sacerdoce des prêtres, l’ordination.
Dix ans avant Mark Alizart, la philosophe platonicienne Barbara Cassin s’était intéressée à cette question à travers le filtre du méta-moteur de recherche dans son ouvrage Google-moi, puis, en 2010, Ariel Kyrou avait prolongé l’exercice dans Google God où il établissait que la firme américaine était “comme le Dieu de Spinoza, en croissance perpétuelle, en fusion-confusion intime avec l’univers.” Le divin et l’univers sont deux notions que n’hésite pas à aborder Informatique céleste, dont le lexique regorge de mots abyssaux parmi lesquels vide, boucle, trou, tore ou encore anapole. Et le discours est volontiers provocateur, quand par exemple Alizart avance que “la nature, c’est la mort à l’œuvre”, précisant que l’Informatique n’imite pas la nature puisque c’est précisément l’inverse, comme en atteste la double hélice de l’ADN semblable à la double hélice permettant la transmission des retenues le long des colonnes verticales à l’arrière de la fameuse Machine à différences (“le végétal, c’est la nature faite cerveau”).
Le voyage proposé par Mark Alizart est celui qui va de la Pascaline – la toute première calculatrice, cocorico – jusqu’à la Blockchain actuelle, en passant par la machine analytique et par la géniale intuition d’Alan Turing, cet Anglais qui a décrypté Enigma – programme de cryptage des Nazis – et auquel Benedict Cumberbatch a prêté ses traits en 2014 pour le film Imitation Game. Ce voyage prend bien souvent des allures mystiques, messianiques même, en tout les cas euphorisantes. Alizart voit ainsi dans la philosophie hégélienne le véritable point de départ d’un vaste mouvement aujourd’hui connu sous le nom d’Informatique. Et ce que l’on a souvent reproché à Hegel, sa suffisance, il en fait le ferment de tout cela : la notion de suffisamment infini, aux sources de nos machines modernes. Comme disait Cocteau, “Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi”.
Paru dans la collection “Perspectives critiques” des Presses Universitaires de France – créée en plein boum structuraliste par Roland Jaccard – le livre de Mark Alizart épouse parfaitement l’approche nouvelle et stimulante de l’essai philosophique que pratique à sa tête Laurent de Sutter. Depuis 2008, ce dernier ouvre en effet sa collection – ainsi que celle des “Travaux pratiques” – à des plumes atypiques comme celle de Pacôme Thiellement ou de Christophe Beney afin d’étudier cinéma de genre, les séries ou encore l’univers des comic books. L’approche ici d’une Informatique vue comme un holisme salvateur peut surprendre (“C’est un privilège extraordinaire que le nôtre : vivre à l’époque des ordinateurs. Cela signifie que le monde, sous nos yeux, s’élève à la conscience de lui-même.”), la lecture est parfois ardue pour qui n’a pas persévéré dans l’étude de la philosophie, mais en même temps suffisamment balisée pour ne pas perdre le lecteur définitivement. Une salutaire entreprise de désacralisation du savoir.