Heis (chroniques) : sortir du ventre de nos mères
Sortie le 5 avril 2017. Durée : 1h30.
C’est l’histoire de nos vies. Nos vies passées à tenter de nous extraire de l’emprise parentale tout en nous efforçant de trouver notre place dans le cercle familial. À vouloir comprendre d’où l’on vient en pensant que ça nous aidera à savoir où l’on va. À poursuivre des rêves un peu abstraits, un peu absurdes, mais absolument vitaux (comme devenir artiste ou sportif de haut niveau). C’est l’histoire de vies compliquées, si différentes de celles de nos voisins, mais en même temps si proches. Dit comme ça, on dirait un peu du Cédric Klapisch. Dans L’Auberge espagnole, il passait son temps à raconter que la vie, c’est le bordel, filmant des réseaux routiers inutilement alambiqués et des chasses au formulaire administratif dignes de la quête du laissez-passer A-38 dans Les 12 travaux d’Astérix. Anaïs Volpé fait ça, et encore un peu plus. Car à l’image des surimpressions qui constellent le film pour lui donner patine et singularité, Heis (chroniques) entend empiler en permanence sentiments, constats et décisions. Décrire la complexité, c’est bien ; mais être la complexité, c’est tellement mieux.
Pan cinématographique d’un projet crossmédia également composé d’une série et d’une installation artistique, (Chroniques) laisse à lui seul l’impression d’être un projet multiple. Le film suit un fil narratif ténu mais essentiel : une jeune femme revient habiter provisoirement sous le même toit que sa mère et son frère jumeau, le temps de se relancer dans la vie et de tenter d’obtenir une bourse lui permettant de partir à l’étranger. Mais cet axe principal est sans cesse matière à digressions, de façon fort légitime : car douter de l’inflexion à donner à son existence, voire de sa propre capacité à donner cette inflexion, c’est se mettre à interroger la vie sous tous ses aspects. Anaïs Volpé fait parfois délibérément le choix d’employer des métaphores bassement matérielles : y passent les accoudoirs des trains, l’attache du sachet de pain de mie, la partie blanche des tomates. Dans ces instants-là, il y a quelque chose d’Agnès Varda, par la façon dont la cinéaste feint de tomber dans la futilité et le détachement pour mieux masquer son inquiétude chronique. Pia, l’artiste incarnée par Anaïs Volpé elle-même, se pose mille questions à la fois. Les plus primordiales cohabitent avec les autres, et c’est tellement fidèle à ce qui se produit dans nos têtes.
Le film semble balayer un nombre incalculable de sujets de façon toujours très rapide mais pourtant sans superficialité. Se poser des questions ne signifie pas qu’on soit soudain capable d’y répondre. Ce que filme Anaïs Volpé, c’est la façon dont Pia parvient néanmoins à se frayer un chemin dans la jungle, machette à la main. Même les défauts potentiels de Heis (chroniques) ressemblent à des qualités. Il y a par exemple un ton un peu adolescent dans cette voix-off haut perchée semblant émaner d’une adulte pas tout à fait sortie de l’adolescence ; ce qui pourrait sembler agaçant là-dedans n’est en fait que le parfait reflet de ce que sont les années de trentenaire. On s’évertue à passer pour des adultes, à avoir l’air de gérer nos vies, à crier haut et fort que l’on n’est plus le bébé de ses parents. Et pourtant, de l’intérieur, notre vie ressemble au bus de Speed, rapide et inarrêtable, voué à finir droit dans le mur. La vie est belle, mais c’est en même temps un putain de mauvais rêve.
Les mauvais rêves, Anaïs Volpé les évoque en fil rouge. Pia ne cesse de rêver qu’elle saigne du nez. Les interprétations divergent : problèmes d’argent, d’amitié, de tromperie. Angoisses existentielles, quoi qu’il en soit. Elle questionne notre instinct de survie à travers la vidéo de ce cochon qui saute d’un camion en route parce qu’il sait que c’est la seule façon d’échapper à l’abattoir. À ce sujet, on aurait pu attendre qu’un film si générationnel soit criblé de smartphones, de réseaux sociaux, de vidéos virales. Ça n’est absolument pas le cas. Probablement parce que, tout en pointant du doigt les différences entre notre génération et celles qui ont précédé, la cinéaste tente d’atteindre une forme d’universalité. Nous ne sommes pas si différents de nos parents. Eux-mêmes n’étaient pas si éloignés des leurs. Nos enfants retrouveront à leur tour des combats et des préoccupations qui nous ont animé-e-s, tout en tentant de s’affranchir de nous. La vie est un éternel recommencement. Heis (chroniques) ne prétend pas avoir inventé cette idée. Mais il la réinvente avec une imagination et une sensibilité qui touchent nos cœurs cellophanés.
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