Dora ou les névroses sexuelles de nos parents : son corps, son choix
Sortie le 7 juin 2017. Durée : 1h32.
On n’est pas sérieuse quand on a dix-huit ans, qu’on est handicapée mentale mais qu’on a le corps qui s’affole. Dora a beau aimer les livres pour enfants et les goûters d’anniversaire, elle finit par ressentir des papillons dans le bas-ventre. Ce nouveau monde qui s’ouvre à elle est d’autant plus dangereux qu’elle n’en maîtrise ni les règles ni les codes. Adapté d’une pièce de théâtre à succès, ce deuxième long-métrage de la Suisse Stina Werenfels filme avec beaucoup de frontalité le curieux éveil de son héroïne. Très vite, le film annonce ce qu’il ne sera pas : une leçon de vie positive et encourageant, message d’espoir destiné à ceux et celles qui, comme Dora, ont un cerveau différent. Bien plus ambigu que cela, Dora s’interroge avec fermeté sur les intentions des personnages secondaires. Et le bilan dressé n’est pas tout à fait optimiste.
Dans la rue, Dora finit par suivre Peter, un trentenaire qu’elle a repéré de loin. Cette jolie jeune femme finit par obtenir ce qu’elle cherche de façon assez brutale : une première expérience sexuelle qui en appellera d’autres. Il n’est pas ici question d’un éveil progressif à la sexualité : Peter se comporte avec elle comme il le ferait sans doute avec n’importe quelle femme. Torve, l’air insensible, il couche avec elle sans avoir apparemment conscience du caractère peu ordinaire de la chose. La froideur et le regard dur de Lars Eidinger (vu dans les derniers Assayas ainsi que dans Everyone else de Maren Ade) ne font que renforcer le sentiment de désorientation, davantage vécu par les spectateurs et spectatrices que par Dora elle-même. Pour elle, les choses sont claires. Trop claires. Elle fait ce dont elle a envie. Sans avoir tout à fait conscience des potentielles conséquences.
Werenfels a du style à revendre. Elle installe brillamment le contraste entre le monde jusque là enfantin de Dora et celui, un peu moins joli, dans lequel la jeune femme est soudain entrée. D’où un mélange assez fou entre, d’une part, des séquences ultra colorées ou volontairement floues, et quelques scènes filmées sans concession. C’est comme si le monde d’Amélie Poulain était soudain piraté par Gaspar Noé (plan totalement inattendu d’un sexe en érection en vue subjective). L’opposition entre les deux univers pourrait sembler binaire ; elle est au contraire infiniment juste, puisque c’est bien ainsi que se construit le personnage, dont les préoccupations de fillette sont soudain remplacées par des envies de baise. La scène où Peter fait venir un autre homme dans le but d’avoir un rapport sexuel à trois fait partie des moments les plus glaçants du film : pendant un temps, il semble que la notion de consentement n’existe pas et que le fragilité mentale de Dora n’ait absolument aucune importance.
Sous le regard inquiet de ses parents, Dora s’émancipe. C’est là que le film semble se perdre un peu, en ajoutant d’autres questions au débat là où la réflexion initiale semblait auto-suffisante. Dora est enceinte, ce qui a un double effet sur ses parents : terrifiés à l’idée qu’elle soit en charge d’un enfant alors qu’elle ne sait pas se gérer toute seule, ils éprouvent également une autre forme de ressentiment puisque leurs tentatives obstinées d’avoir un autre enfant restent vaines. Un arc narratif dispensable, qui tend à atténuer la portée du film. Dora finit par passer trop de temps sur la pseudo ambiguïté du ressenti de la mère, entre inquiétude et jalousie à l’égard de sa fille. La réalisatrice se contrefout heureusement du mélo ; mais son besoin de sombrer in fine dans une sorte de mysticisme pervers lui fait hélas perdre pied alors que c’est justement par sa stabilité que le film s’était fait remarquer.
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