Dunkerque : guerre engloutie
Sorti le 19 juillet 2017. Durée : 1h47.
Dunkerque, 1940. Six soldats anglais errent dans les rues désertées, silencieuses. Rapidement, des tirs inconnus les assaillent. Impossible de connaître leur provenance. On ne fait que deviner. Les soldats détalent. De ce petit groupe, un seul homme en réchappe. Il croise des Français et se voit cordialement invité à rentrer chez lui. C’est donc un Anglais, très jeune. Poussé par l’envie de pisser tranquillement, il atteint la plage où est organisée ce qui sera appelée l’évacuation de Dunkerque. Du 26 mai au 3 juin 1940, l’armée britannique tente d’évacuer ses troupes de la côte française par voie maritime avec renforts de la RAF comme gardes du corps en l’air.
Les tirs, les barricades, les armes… ce sont les premières minutes du film de guerre que nous offre Nolan. Film de guerre qui ne durera pas plus longtemps. Après, on passe à autre chose, un autre film.
Plusieurs possibilités à montrer la guerre. Soit vous êtes un fana de bataille : alors vous filmez comme si vous y étiez, sentiment patriote et éclats de sable inclus. Soit ce qui vous intéresse c’est jouer à la bataille navale : alors vous filmez de l’eau, des bateaux (de toutes tailles) et vous faites mumuse avec des avions en mode touché-coulé.
En allant voir Dunkerque, on peut s’attendre à voir un blockbuster légèrement arty sur la guerre. On peut être réticent à voir ce réalisateur s’emparer d’un sujet si humain qui va s’avérer trop réel et trop éprouvant pour le spectateur. Nous sommes dans le concret, dans le vécu, dans l’Histoire. A priori, peu de place pour la métaphore et l’interprétation psychanalytique, processus créatifs pourtant récurrents chez le réalisateur ! Cela sonne comme une erreur de casting. Le symbolique au cinéma, cela marche quand on parle d’un homme chauve-souris orphelin, d’un type qui a une mémoire de poisson rouge ou de DiCaprio qui prescrit les séances d’hypnose les plus longues de la profession. Dans ce sujet, vous avez les souvenirs, l’histoire personnelle, l’Histoire collective, les vraies douleurs, le vrai désespoir, la vraie mort. Les films sur l’occupation ont un effet crispant pour une génération dont les grands parents ont potentiellement vécu la seconde guerre mondiale. Ici, on entend les bombardements, on sent la sueur, on laisse passer les vagues froides.
Mais Dunkerque n’est pas et ne deviendra pas un film de guerre. Le meilleur tour de magie du marketing, c’est de nous faire croire à cette promesse. C’est aussi un choix de nous faire croire à un film historique et explicatif. On en veut pour indication les intertitres du début. En 20 minutes, Nolan définit trois espaces d’évacuation avec indication de temporalité : “La Jetée – une semaine”, “La Mer – un jour”, “L’Air – une heure”. De prime abord, nous sommes dans le concret, le factuel : il faut tant de temps pour évacuer la plage ! Vous regardez l’heure et vous vous rappelez qu’il a prévu de vous raconter cette histoire en 107 minutes. Impossible d’accomplir la tension d’une semaine de traversée en si peu de temps. Impossible de couvrir l’accomplissement héroïque dans cette fenêtre temporelle. Nous ne sommes pas dans Il faut sauver le soldat Ryan. Nous ne sommes pas dans Le Jour le plus long. Exit la compréhension sensorielle de la temporalité, exit la monstration de l’héroïsme : ce ne sera pas le sujet. Nolan abandonne très rapidement cette idée. Il nous fait croire que nous allons recroiser trois récits dans ce film choral alors qu’il ne joue pas le jeu : vous allez revoir des personnages à des points donnés mais ce qu’ils ont fait entre temps, on s’en fout un peu. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils n’ont rien fait de différent. Ils s’échappent. Ils (se) sauvent. Par certains moments furtifs, Nolan nous invite à penser que nous allons être au plus près de la victoire militaire, du sentiment de réussite. Sauf que l’évacuation de Dunkerque n’est pas une bataille. C’est un sauvetage, une opération, une fuite. Elle est teintée d’abandon, de lâcheté, de questionnement, de fatigue et de peur. L’émotion n’est plus dans l’accomplissement collectif : elle est dans le rapport de chacun au temps, à l’abdication. Les jeunes soldats de Nolan parlent peu. Parce qu’ils sont traumatisés ? Oui, mais aussi parce qu’ils n’ont rien à dire. Le projecteur narratif balancé sur eux n’en fait pas des héros, pas des vilains : de simples jeunes qui sont arrivés là parce qu’on les y a envoyés.
Le traitement du personnage de Tom Hardy en est l’exemple suprême : pilote de chasse, il est assis dans son avion pendant 99,9% du film. L’acteur est reconnaissable dans le premier plan ; ensuite, il est juste un homme dans un avion. Nolan utilise différentes échelles de plans concernant le traitement de la partie “L’Air” : un plan du pilote avec son masque et son bonnet d’aviateur (ça pourrait être Andy Serkis qui joue Hardy en CGI, on n’y verrait que du feu), un plan de vue subjective du pilote quand il vise les avions allemands, un plan sur le niveau de carburant avec annotation à la craie, un plan large de bataille aérienne (sublime) et le fameux plan caméra-sur-la-carlingue tout droit sorti des meilleures scènes de Top Gun. L’apanage du film de guerre ? Certainement pas : deux avions britanniques, deux avions allemands, pas plus (un ennemi à la fois, théorie Bruce Lee : vous n’êtes jamais attaqué par 40 assaillants en même temps). Ainsi la confusion n’est pas de mise. La perte de visibilité est quasi nulle. Ce qui est important, c’est la temporalité pour le pilote, la quantité de carburant dont il dispose, ce qu’il peut accomplir dans le temps imparti. Les trois temporalités devraient obliger Nolan à un découpage très méthodique, c’est l’inverse qui se produit : à chacun son temps, à chacun son espace, chacun son ressenti. L’impression de rigueur qui s’échappe des plans et de la structure narrative est simplement une accroche pour nous apporter un discours sur la perception. Nolan ne nous fait pas croire au chaos de la bataille. Il nous montre l’aspect technique, froid, logistique de l’événement. On en veut pour preuve que ce sont des vrais Spitfire utilisés pour l’occasion : peu d’effets spéciaux, pas de retouches sur la ville de Dunkerque quand on la survole… et peu importe si un bâtiment très 70’s apparaît.
Nolan sépare ses personnages, ses espaces. Il les dessine différemment. Plus que trois lieux d’évacuation, il s’agit de trois manières psychologiques d’envisager l’effort et le temps. Kenneth Branagh est émouvant et ému : face à la mer, apercevant les bateaux, barques, yachts civils arrivés sur la plage de Dunkerque… « Que voyez-vous ? La patrie » (en anglais, il répond en fait home, à savoir « la maison »). Le ton de Branagh, shakespearien grand public, peut vous tirer une larmichette. La musique de Hans Zimmer, quasi inaudible, appuie l’émotion, la force peut-être trop. Mais surtout, il existe dans ce moment un sentiment patriotique. C’est un des points de vue : si vous êtes patriote, marin, Kenneth Branagh, une semaine est la durée perceptible de votre action de sauvetage. Peu d’importance quant à la durée réelle : ce qui compte, c’est l’effort de ce personnage, son investissement émotionnel, que le miracle qu’il est en train d’accomplir s’étale sur une temporalité perçue et non pas énoncée. Ce moment est presque surjoué, décalé. Il pue le patriotisme forcé. Nolan n’est pas Spielberg qui filme les tombes des soldats américains. Nolan n’est pas Tarantino qui modifie l’histoire en passant la vengeance juive dans la destruction de Hitler. Il est le type qui fait du spectacle avec l’architecture du rêve. Ici, le patriotisme est un élément scénaristique. Il n’est qu’en dedans des personnages.
Le film devient véritablement choral par la multiplication des points de vue. A chaque temporalité, son lot de protagonistes et donc de perceptions et donc de sentiments. Le but n’est pas la victoire. Tout doucement, le film tend vers un autre genre, d’autres névroses. Il nous faut gratter la surface pour être potentiellement ému. Il est même fort probable que Nolan soit dans l’indifférence totale quant à la notion de guerre et de victoire nationale. Il existe une radicalité qui se confronte violemment à la question de l’empathie. Il y a quelque chose de l’ordre de la colère à voir Dunkerque où l’on peut considérer que l’émotion est absente. Mais le sujet est justement de se demander comment à chacun est donné la connaissance empirique de la situation. Le point de vue subjectif est mentionné, effleuré, proposé… mais jamais le spectateur n’en est accablé. Le résultat ? Un film où l’émotion est difficile à envisager. On y cède peu. Le spectateur peut passer à côté. Les détracteurs diront que le film est vide, raté, sans intention. Que Nolan est un réalisateur peu porté sur la représentation de la charge affective, qui rate son sujet à force de démonstration tonitruante, qui loupe le coche de l’émotion et peint une fresque dont il ne mesure pas la grandeur et l’héroïsme. Une froideur apparente se dégage de la cinématographie de Nolan. Pourtant, en l’écoutant, en regardant ses films, on saisit une volonté intuitive d’aborder une thématique précise : la compréhension souveraine de l’expérience sensorielle est première.
Il faut alors s’engloutir avec lui dans le film. On n’a pas vu autant de flotte depuis All is lost. Le parallèle avec ce film-monologue est tout d’un coup évident. Il y a peu d’endroits où vous vous sentez aussi seul que sur une barque avec la possibilité de vous noyer. Plus le récit avance, plus la musique se mêle aux bruits : ce cri de l’eau qui s’engouffre dans une coque. Le même que dans Titanic. Le même qui semble être une bête immense, mi-humaine, mi-métallique. A l’image du dénouement d’Interstellar, le sujet n’est plus l’effort militaire ou la réussite scientifique, mais bien le sentiment humain face à l’Espace ou la Mer, majuscules voulues et assumées. Parce que l’eau envahit vite, rapidement, férocement, que vous pouvez vous faire avaler en un rien de temps, la Mer est le vrai vilain de ce film. C’est dans le rapport de chaque personnage à cet ennemi que le succès se dessine. Quelle est votre appréhension de cette masse ? De ses dangers ? Dunkerque parle d’apprivoisement, d’entente avec une force de la nature. Le combat se trouve là et pas ailleurs. Les plus naïfs des protagonistes s’en débrouillent. Les plus sages en utilisent sa force : Mark Rylance stoppant son rafiot pour que la trajectoire d’un obus se fonde dans l’eau. Nolan a peur de l’eau. Mais il en a peur comme de quelque chose qu’il ne comprend pas et qui le fascine. C’est votre perception qui définit votre prochaine action. Si vous saisissez la théorie des cordes, vous voyagerez dans le temps et dans l’espace. Si vous saisissez le cycle des marées, vous devriez rentrer chez vous à l’heure pour le thé. C’est de cette fascination pour la puissance indéniable du cosmos et de la nature que Nolan tire son envie de comprendre, d’avancer avec, plutôt que contre. Il part de lui, de cette relation mystique aux forces en présence et la déploie sous nos yeux. Le processus pourrait être emprunté à Lynch : il y a des dynamiques cachées, des énergies immuables. Si vous ne les voyez pas, si vous voulez les contrôler, vous sortirez vaincu.
Question de choix, de laisser aller : quel risque prenez-vous à avoir un peu peur de la mer ? Cette lecture du film offre la possibilité d’envisager que Nolan laisse cette liberté au spectateur. Il lui laisse l’intelligence de définir son rapport à l’ennemi et à la peur. Votre sensation est vôtre. Elle vous donne de la visibilité si vous l’écoutez et savez l’interpréter. Nous sommes laissés à notre propre empathie, notre propre compréhension. Tel un Tati qui filme en plan large, nous laissant porter notre regard sur un champ des possibles, Nolan nous laisse maître. Ses films ne s’offrent pas, ils ne sont pas abordables. Ils sont un indicateur de notre aversion au risque. Ce sont des films de rêveurs.
Comme si dans une conversation, votre interlocuteur se sentait débordé de sentiments mais refusait de vous les passer au travers de son discours, de vous filer les clés de son inconscient. Il pose un récit, des images, des symboles. Il pousse au maximum l’expérience technique pour faire oublier qu’il partage ses peurs, ses angoisses. Il vous laisse jouer, ressentir. Ce n’est pas de l’obligation : c’est le retour au pouvoir du spectateur. Si vous n’êtes pas ému, c’est que vous ne prenez pas la peine de vous transporter dans sa tête. Il vous l’offre, c’est une porte ouverte sur son inconscient. Cette brèche, noyée sous les effets du blockbuster, n’est que peu visible, difficile à repérer. Si vous la trouvez, vous assistez à un film intimiste sur la figure dépersonnalisée du héros, l’absence de grandeur dans l’être humain lambda, la peur de la mer telle un protagoniste melvillien, l’acceptation de l’abandon d’une bataille, la petitesse de l’acte d’être sauvé et non pas vainqueur… Si vous ratez la brèche, c’est que votre toupie personnelle, possiblement, refuse de tourner.