Locarno 2017 : les cinéastes du présent
Festival de Locarno. Du 2 au 12 août 2017. Films en ligne jusqu'au 20 aout.
Il y a quelques jours, le festival de Locarno mettait en ligne dix des quinze films sélectionnés dans la section Cineasti del Presente, qui est au festival suisse ce que la Semaine de la Critique est au festival de Cannes : un rendez-vous consacré aux premiers et deuxièmes longs-métrages, qu’ils soient documentaires ou de fiction. Un vivier assez prometteur dans lequel il est encore possible de puiser jusqu’au dimanche 20 août sur le site Festivalscope, qui propose ces dix films gratuitement.
Dans cette section, le Léopard d’Or a été remis à 3/4, du Bulgare Ilian Metev, qui était passé par la Semaine de la Critique avec son premier film Sofia’s last ambulance. Le jury présidé par le cinéaste égyptien Yousry Nasrallah a distingué ce film qui n’est certes pas le plus singulier du lot, mais qui se révèle néanmoins être une chronique familiale élégamment dosée. Trois personnages : une ado consciencieuse qui prépare un concours de piano de haute volée, son jeune frère qui ne rate jamais une occasion de transformer la vie en jeu, et leur père, prof de physique qui peine à s’impliquer comme il le faudrait dans la gestion des angoisses de sa progéniture. Le quatrième quart dont le titre suggère l’absence, c’est une mère dont on ne parlera quasiment pas mais qui n’est plus de ce monde. Metev déroule un triple portrait délicat et racé, en insistant sur les deux enfants tout en utilisant le père comme un fil rouge venant appuyer à petites touches la photo de groupe assez poignante d’une famille dont on devine en filigrane qu’elle était bien plus équilibrée lorsqu’elle était au complet.
Il se trouve que seul l’un des quatre autres films récompensés par un prix dans cette section était visible en ligne : il s’agit de Damned Summer (Verão Danado), du portugais Pedro Cabeleira. Un film fleuve de deux heures et vingt minutes, le plus long de la sélection, dans lequel le cinéaste effectue le portrait d’un groupe de jeunes lisboètes profitant de leur été pour décompresser après une année d’études chargée. C’est notamment en filmant les nombreuses soirées dans lesquelles se rendent Chico (le “héros” ou quelque chose comme ça) et les autres que Cabeleira construit un film générationnel d’envergure rappelant d’une certaine façon les premières rencontres des personnages d’Arnaud Desplechin dans La Vie des morts ou Comment je me suis disputé. Ça boit, ça danse, ça alterne les discussion profondes et les envolées lyriques plus ou moins bien senties, ça se télescope, bref ça vit. Et c’est ce que capte idéalement le réalisateur avec une grâce filmique assez admirable. On dit souvent que les scènes de boîte de nuit font partie des meilleurs tests pour juger de la qualité d’un ou une cinéaste : si c’est bien le cas, alors Cabeleira est peut-être un futur grand.
Les films impressionnants n’ont pas manqué cette année dans cette section, tel le géorgien Scary Mother (Sashishi Deda), réalisé par Ana Urushadze. Cela démarre comme un simple drame familial, avec dès le départ une finesse assez remarquable dans la façon de croquer les personnages et de les opposer. Au centre de tout, Manana, une quinquagénaire prise entre deux feux : ignorée par son mari et ses enfants pour qui elle est juste une mère de famille lambda, elle vient d’achever un roman décrit comme un possible chef d’oeuvre par son premier lecteur, qui tient une boutique dans son quartier. Le film démarre à l’instant où Manana va devoir annoncer aux siens qu’elle est peut-être une grande auteure, ce qui se traduit par une séquence de lecture à haute voix en tous points glaçante dans laquelle le fossé ne fait que se creuser. Mais Scary Mother ne s’arrête pas là, poursuivant plus en profondeur ce qui pourrait ressembler à l’adaptation fictionnelle d’Une Chambre à soi, l’essai de Virginia Woolf : filmant l’émancipation de son héroïne, qui choisit de s’abandonner à l’écriture, Urushadze décrit une véritable libération. Quitte à ce que celle-ci se transforme en totale aliénation. Emportée par son oeuvre loin d’être consensuelle, Manana fait du dégât, et le film des étincelles.
Une autre héroïne aura également marqué les esprits : celle de Those who are fine (Dene Wos Guet Geit), du suisse Cyril Schäublin. Un court film (71 minutes) qui décrit notamment les agissements d’une jeune femme employée d’une plateforme téléphonique qui utilise ses contacts pour arnaquer des personnages âgées en leur soutirant d’importantes sommes d’argent. La puissance de Those who are fine tient à la façon dont Schäublin décrit dans le plus grand calme (mais sans sombrer dans le clinique) des faits qui auraient donné envie à d’autres cinéastes d’être plus démonstratifs et tapageurs. L’apparente sérénité de l’ensemble forme un trompe-l’œil extrêmement réussi et convaincant. Il y a cette façon juste assez ambiguë de cautionner les agissements de la jeune femme sous prétexte que la génération actuelle est obligée de se servir si elle veut pouvoir survivre à long terme. Il y a aussi cette critique très caustique d’un monde dans lequel nous finissons par connaître par cœur des codes dépourvus de sens (du compte en banque au réseau wifi) sans parvenir à nous souvenir des films qui nous avaient pourtant marqués. Le tout avec un sens de la mesure et une vraie précision dans le trait.
Sur le papier, l’héroïne de l’uruguayen Severina avait tout pour être elle aussi une héroïne dont on se souvienne longtemps. C’est d’ailleurs l’objectif du réalisateur Felipe Hirsch : en faire un objet de fascination, moins démonstrative qu’une femme fatale mais plus palpable qu’un simple spectre. Cette voleuse de livres qui fait tourner la tête d’un libraire (comme elle le fit auparavant pour plusieurs de ses amis et concurrents) commence effectivement par susciter de l’intérêt, jeune femme énigmatique semblant aimer davantage les livres que les gens, tant pour ce qu’ils contiennent que pour l’objet qu’ils constituent. Un temps, on partage le début d’exaltation du personnage masculin, un libraire solitaire mais ténébreux. Puis le film s’enlise dans des élucubrations peu compréhensibles, lorgnant sur le film noir sans tout à fait s’y aventurer, et laissant s’échapper son sujet et sa voleuse de livres comme une savonnette.
Également peu convaincant, le Easy d’Andrea Magnani a sans doute été choisi pour ses vertus de bol d’air frais, mais son statut de gentil divertissement constitue hélas sa seule franche qualité. Comme tant d’autres avant lui, le réalisateur place un personnage principal inadapté (en l’occurrence un gentil nounours italien) dans un univers qu’il ne connaît ni ne maîtrise (une succession de villages ukrainiens), le tout au rythme d’une accumulation de tuiles qui vont le contraindre à tenter d’échanger avec les autochtones malgré la barrière de la langue et en dépit de sa grande timidité teintée de maladresse. Le road movie est mignonnet, mais cette façon éculée d’utiliser chaque étape comme une nouvelle leçon de vie rend le film tristement prévisible.
Lui aussi timide et inadapté, mais cependant bien plus intéressant, le héros de Sweating the small stuff (Edaha no koto), du japonais Ninomiya Ryutaro, peine également à se faire entendre. Pas encore trentenaire mais déjà pris dans une routine teintée de solitude, ce mécanicien mutique peine à exister, se laissant notamment éclipser par des amis trop bruyants (et souvent trop alcoolisés). Le film montre comment le héros (incarné par le réalisateur) va doucement tenter de se débattre, sans faire trop de vagues mais avec l’envie, tout de même, de vivre un peu. Ses retrouvailles avec la mère malade d’un ami d’enfance vont notamment faire resurgir ses velléités d’écrivain. Plus que la description de l’amorce de réaction du personnage principal, c’est la description de son quotidien en forme de calvaire existentiel qui touche. Souvent relégué sur le bord du cadre tandis que les autres protagonistes prennent toute la place, Ryutaro est un fantôme. Un fantôme triste et poignant qui donne envie, contrairement à lui, de ne pas s’oublier.
Fruit du hasard ou vraie tendance, les trois films les plus décourageants du lot étaient à la fois les plus documentaires et les plus expérimentaux. L’Autrichien Farewell (Abschied von den Eltern), le Turc Meteors (Meteorlar) et l’Algérien Le Fort des fous ont souvent peiné à dépasser leur concept et à s’élever au rang d’œuvres cinématographique plutôt qu’à celui d’installations vidéo face auxquelles on aurait pu s’installer quelques minutes dans un musée d’art moderne ou dans un mémorial avant d’aller dans doute gagner la salle suivante. Sur les dix films qu’il a été possible de voir grâce à Festivalscope et au festival de Locarno, la fiction aura clairement emporté le morceau, faisant triompher le réel malgré les échecs successifs des cinéastes ayant voulu l’embrasser au travers de dispositifs sans doute trop ampoulés.