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Braguino et Les Indes galantes de Clément Cogitore : le cinéma français hors les murs

Sortie le 1er novembre 2017. Durée : 0h50.

Par Erwan Desbois, le 17-11-2017
Cinéma et Séries

Le premier long-métrage de fiction de Clément Cogitore, Ni le ciel ni la terre, était porteur d’une promesse : emmener le cinéma français vers d’autres territoires, géographiques (l’histoire se déroulait sur les champs de bataille en Afghanistan) et cinématographiques – le film de guerre y était progressivement contaminé par des éléments de fantastique et d’horreur trouvant leur inspiration chez John Carpenter. Si cette promesse n’était pas entièrement concrétisée dans Ni le ciel ni la terre, l’automne 2017 montre qu’elle sert toujours de boussole à Cogitore dans la construction de son œuvre, qui s’enrichit simultanément d’un moyen-métrage documentaire (Braguino), de sa déclinaison en exposition (au BAL à Paris) et d’un court-métrage commandité par l’Opéra de Paris autour de l’opéra Les Indes galantes.

Isolé au milieu de plusieurs milliers de kilomètres de nature vierge, Braguino est un appel d’air pour les contes et légendes fantastiques, un point de passage comme peut l’être dans Twin Peaks la clairière où se trouve l’entrée de la Loge Noire

Braguino tire son nom du village russe où Cogitore est allé tourner, après avoir appris de la bouche d’un journaliste l’existence du lieu. C’est un hameau hors du monde, fondé il y a quarante ans par un homme (Sacha Braguine) au fin fond de la Taïga sibérienne, pour y vivre isolé avec sa famille. Aucune route n’y mène, il faut s’y rendre à pied, par bateau ou par hélicoptère. Aujourd’hui les Braguine ne vivent plus seuls : sur l’autre rive de la rivière s’est installée une autre famille, les Kiline, à la vision du monde malheureusement antinomique. Les Braguine pratiquent une existence de subsistance, ne prenant pas plus à leur environnement que ce dont ils ont besoin pour survivre en autarcie ; les Kiline agissent à la manière d’un comptoir colonial, servant de point d’entrée pour des braconniers des villes qu’ils invitent à venir chasser, sans discernement et avec un équipement surdimensionné, la faune de la forêt. Sans le savoir a priori, Cogitore est ainsi tombé sur une des lignes de front du combat entre la préservation de la nature et sa transformation en marchandise – combat perdu tant de fois jusqu’à aujourd’hui par le premier des deux camps, probablement la raison pour laquelle le cinéaste a choisi de donner à Braguino une conclusion pessimiste et angoissée.

À Braguino trois récits universels, joués sur une scène réduite par une poignée de personnes, se déploient sous les yeux de Cogitore. La vie d’une communauté traçant sa voie à mi-chemin entre la civilisation et l’état de nature ; l’éventualité d’une rencontre et d’un échange entre cette communauté et une autre ; la tragédie de voir cette rencontre finir en conflit. Ce qu’il y a de fort, et de précieux, dans le cinéma de Cogitore est qu’il ne se contente pas d’enregistrer ce qui se présente à lui. Par son usage de la mise en scène et du montage, il crée à partir de cette matière des sensations et des ramifications supplémentaires. Comme il le dit lui-même, « j’ai tendance à injecter du fantastique dans tout ce que je fabrique ». Isolé au milieu de plusieurs milliers de kilomètres de nature vierge, Braguino est un appel d’air pour les contes et légendes fantastiques, un point de passage comme peut l’être dans Twin Peaks la clairière où se trouve l’entrée de la Loge Noire. Cogitore sait capter cette étrangeté, cette indécision entre réel et mythe : les hommes qui chassent les ours d’égal à égal pendant que les enfants jouent sur une île gardée par des chiens-loups, les petites filles chaussées des pattes des ours tués et portant des robes roses en polyester satiné ramenées (une fois l’an) de la ville, les radios alimentées par un montage brinquebalant de vieilles piles et qui captent dans la forêt des voix émises par on ne sait quel être…

Si des spectres hantent peut-être la Taïga, Cogitore a quoi qu’il en soit retenu la plus grande leçon de l’histoire des films de fantômes : les spectres que nous craignons et que nous croyons voir sont souvent aussi humains que nous, et ne nous font peur qu’en raison de leur différence réelle ou conjecturée. Braguino en porte à l’écran une nouvelle démonstration, en filmant les enfants Kiline d’abord du point de vue tourmenté des Braguine, sous la forme d’apparitions spectrales évoquant Le village des damnés ; puis en montrant les deux groupes d’enfants, Braguine et Kiline, dans toute leur ressemblance quand les seconds viennent pour la première fois se mêler aux jeux des premiers, au point que l’on ne puisse plus bien dire qui appartient à quelle famille. Ce mélange indistinct et innocent ne sera malheureusement qu’une parenthèse, vite refermée par les adultes des deux côtés, puis symboliquement effacée lorsque le lendemain la même île qui servait de terrain de jeu commun devient l’héliport servant au débarquement des braconniers patibulaires et brutaux – les vrais ogres de conte de fées ce sont eux, et en aucun cas les animaux de la forêt.

Le cinéma de Cogitore ne se contente pas d’enregistrer ce qui se présente à lui. Par son usage de la mise en scène et du montage, il crée à partir des sensations et des ramifications supplémentaires

La présentation sous forme d’exposition au BAL de Braguino ouvre la porte à une autre perception possible des images rapportées par Cogitore. Celles-ci sont globalement les mêmes (à l’exception de quelques rushes supplémentaires non intégrés au montage final du film), mais diffractées entre neuf écrans diffusant chacun en boucle une séquence particulière : l’arrivée à Braguino, la chasse à l’ours, la rencontre entre les enfants sur l’île… On peut ainsi choisir de s’attarder sur une clé de lecture de cet univers plus que sur une autre – on peut même, suivant l’endroit où l’on s’installe dans la salle, avoir simultanément dans son champ de vision plusieurs écrans et donc plusieurs manières de capter le monde de Braguino, ses multiples facettes et les frictions à leurs intersections.

En apparence très éloigné de Braguino, le court-métrage Les Indes galantes a en son cœur la même idée : tester la viabilité d’un mélange improbable. L’île de Braguino devient la scène de l’Opéra Bastille, les enfants Braguine et Kiline deviennent un extrait de l’opéra (la bien-nommée « danse du calumet de la paix ») et une troupe de krump, danse issue de la scène hip-hop des ghettos de Los Angeles. Le krump vise à canaliser par la danse, plutôt qu’à l’exprimer par la violence physique, la rage que l’on peut ressentir face aux brimades et humiliations. Les mouvements des danseurs sont donc particulièrement impressionnants, d’autant plus que le krump se pratique sous la forme de battles, opposant symboliquement plusieurs groupes de danseurs sur scène. Le produit du mélange de cette danse d’aujourd’hui et d’un opéra (réorchestré) d’il y a trois siècles est extraordinaire, hypnotique (on se surprend à le regarder plusieurs fois d’affilée, en boucle) ; mais ici encore Cogitore ne se contente pas d’enregistrer la performance. Sa manière de la mettre en scène, en nous plaçant au deuxième rang du public des krumpeurs, à la fois près et loin de ceux-ci, au milieu de l’effervescence du moment sans pour autant tout saisir des chorégraphies ni tout comprendre, fait que le cinéma apporte une dimension supplémentaire à l’événement qu’il observe ; y compris loin de ses plateaux et de ses récits habituels.