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Entretien avec Karim Moussaoui, pour la sortie d’En attendant les hirondelles

Sortie en salle le 8 novembre 2017

Par Quentin Mével, le 08-11-2017
Cinéma et Séries

En-attendant-les-hirondelles

 Le film développe une grande ampleur en suivant trois narrations, trois histoires, trois générations, trois voyages. Etait-ce ainsi dès l’origine du projet ?

Je trouvais qu’il y avait en Algérie une forme d’inertie sur le plan politique, sur le plan social, et je me posais la question du territoire

L’idée m’est venue sur le tournage d’un autre cinéaste – Tariq Téguia. Nous voyagions beaucoup et j’ai gardé cette envie dans un coin de ma tête. Je trouvais qu’il y avait en Algérie une forme d’inertie sur le plan politique, sur le plan social, et je me posais la question du territoire. J’avais envie de parler de ça, cette incapacité à faire bouger les lignes, les choses. De cette peur qu’on ressentait chez tout le monde. Je souhaitais raconter trois histoires avec des personnages pris dans ce type de situation, avec des choix à faire, des dilemmes à régler. Dilemmes moraux, ou d’intérêts parfois, parce qu’ils ont des choses à perdre. C’était des éléments qui revenaient régulièrement dans mes constats de l’époque. L’idée du voyage n’est pas anodine, je voulais qu’on sente le territoire, qu’on parle d’un territoire. D’un pays en fait. Je me disais qu’en racontant trois histoires, avec trois générations différentes, trois classes sociales différentes et trois zones géographiques en Algérie différentes, peut-être aurait-on davantage l’impression qu’on parle d’un pays. Le but étant bien entendu de ne pas entendre le mot Algérie, ne pas avoir un discours qui donnerait l’impression qu’on explique de manière pédagogique l’Algérie. Qu’on se trouve plutôt avec des impressions. Pas une affirmation de quelque chose. C’est un film qui exprime un point de vue personnel avec ce souci constant de ne pas affirmer les choses de façon caricaturale. De toute façon, une explication est toujours limitée avec les mots. L’idée était donc de réaliser un film avec une foison de pistes à suivre.

Pendant l’écriture, je commençais à ne plus avoir assez de distance avec le scénario, j’avais peur de ma subjectivité. Je sentais que le film n’était pas encore là. J’étais épuisé, les retours du CNC pour l’aide au Cinéma du Monde étaient partagés. Maud Ameline est venue avec un regard frais – elle a décelé dans toutes les histoires des petits problèmes pour que l’intention soit lisible. Elle a ajouté par exemple quelques dialogues pour que ce soit plus incarné. Le dialogue dans la troisième partie entre les personnages de la première et de la troisième histoire ont été écrits afin de mieux relier les choses. Ils se ressemblent un peu. Cela permet de fluidifier et complexifier en même temps. Sur le regard aussi (un des personnages dit qu’il ne voit pas bien, ndlr), cela prend une dimension symbolique ; il ne voit plus les choses clairement.

En attendant les hirondelles

En attendant les hirondelles

L’intimité avec les personnages s’établit en partie avec la durée des plans mais aussi dans leur inscription géographique. Cette relation s’exprime de façon particulièrement juste au travers des plans larges notamment. Quelles étaient vos idées de mise en scène ?

D’abord, ça rejoint le travail formel que j’avais envie de faire : mes choix de focale, d’échelle de plan, de découpage. Par ailleurs, dès le départ, nous souhaitions, dans notre note d’intention, que les personnages voyagent et traversent un territoire. Ces plans larges permettent d’illustrer ça. Dans ma manière de découper, je n’ai pas un plan large sur le paysage, puis très serré sur un visage. On est constamment dans un plan avec le personnage au centre de l’image, avec la possibilité de voir ce qu’il y a autour. C’est un choix qui renforce le sentiment qu’on est constamment avec eux. On ne les quitte rarement. Sauf les moments où on est sur un paysage. Mais c’est affirmatif. C’est un moment de rupture. Sinon les plans sont larges, même en intérieur, on utilise des focales assez larges pour pouvoir avoir à la fois le sujet et le décor. Je ne veux pas une mise au point nette sur le sujet, et le reste un peu flou.

Le rythme à l’intérieur des séquences est particulier – intime, sensuel – dans le montage entre les séquences aussi d’ailleurs.

Prendre le temps d’observer l’attitude, le visage, de voir aussi l’environnement dans lequel il se trouve. Si on coupe rapidement, je pense qu’on ressent moins les choses.

Le découpage dépendait beaucoup de la mise en scène. Ce qui m’intéressait d’abord, c’est le fait de prendre le temps dans chaque plan. Et de voir comment le personnage se déplace à l’intérieur du plan, et dans le territoire. J’avais une idée claire de la façon dont je souhaitais que les personnages se déplacent, sans découper. C’est une manière aussi de donner cette impression qu’on prend du temps avec eux et en même temps que le plan lui-même colle à un rythme global du film. C’est à dire qu’on va prendre à chaque plan, le temps d’observer les choses. Prendre le temps d’observer l’attitude, le visage, de voir aussi l’environnement dans lequel il se trouve. Si on coupe rapidement, je pense qu’on ressent moins les choses. La matière. Ça permet aussi d’être effectivement plus intime avec les personnages. D’autres séquences, plus informatives, demandent moins de temps, et sont plus découpées. Pour les moments plus importants, on pose la caméra, le comédien est informé précisément sur son déplacement, où il doit regarder. On sait qu’on doit resserrer sur l’acteur parfois pour capter une émotion. Il y a toujours deux personnages à l’écran, le personnage central joué par le comédien et le personnage de l’environnement : les plans doivent être suffisamment longs pour que le décor ait le temps d’exprimer quelque chose.

La circulation des personnages est redoublée par la circulation dans le paysage, en voiture. L’histoire intime rejoint constamment la grande Histoire.

Oui, il y avait une double envie constante d’avoir des images d’un pays qu’on traverse du Nord au Sud et le souci de revenir à l’histoire intime des personnages. Une façon de suggérer qu’il y a un lien : le territoire influe sur les personnages et vice-versa. Dans certains endroits, on voit la trace de l’homme, à d’autres, il n’y a pas de construction, c’est quasi désertique.

Vous évoquiez l’idée de ne pas écraser le film par un discours, ce rythme participe aussi à cette sensation plus aérienne, plus poétique. Rythme qui d’ailleurs se frotte, dans un double mouvement, à des séquences plus frontales parfois, plus directes.

Les personnages sont invités à aller dans des endroits qu’ils ne maîtrisent pas : ils apportent de l’aide ou en sollicitent, ils sont amenés à faire des choix. Ces choix les emmènent dans des endroits où ils n’ont pas tout le contrôle. Ils ont peur de ça. C’est un peu ce que je ressens ; il y a une espèce d’inertie parce que l’Algérie a connu les années 90, où l’on a tenté des réformes, ce qu’on pourrait appeler la démocratie, qui a mené à la guerre civile. Cet endroit de l’inconnu m’intéresse, je le sublime aussi, je souhaitais faire un film, sur le plan formel, où l’on n’est jamais installé. Il fallait vraiment qu’il n’y ait jamais de certitude dans quoi que ce soit. Lorsqu’on quitte le premier personnage, on ne sait pas exactement ce qu’il va faire, on digresse, puis on retrouve d’autres personnages. Et ainsi de suite jusqu’à la troisième histoire qui ne se termine pas comme une boucle. Je voulais vraiment qu’on ne puisse rien affirmer, y compris dans la façon de porter le propos – il n’y a aucune réponse définitive.

Le travail sur la musique participe de ce que vous dites : une musique raï-rock sur laquelle un couple danse s’arrête net, la danse se poursuit sur une musique classique, ou encore, dans le désert, un groupe de musique punk berbère face caméra, exprimant la situation.

Que se passe-t-il quand on met une image avec un son qui ne vont pas ensemble à priori ?

Déjà, je l’avais fait précédemment, j’aime l’idée de mettre du classique dans un film du Maghreb. J’aurai pu mettre une musique traditionnelle. Cela m’intéresse davantage de trouver ces endroits de l’inconnu : que se passe-t-il quand on met une image avec un son qui ne vont pas ensemble à priori ? Les films qui me touchent sont des films qui me mettent dans des endroits que je ne connais pas. Qui me font traverser des expériences où je suis troublé. Ce mélange de musique – Bach, Raï, music-hall algérien porte cette envie. Pour la séquence de danse que vous évoquez, ce n’était pas prévu comme ça, c’est plus instinctif. Pendant le tournage, je réfléchissais à l’enchaînement des séquences – une façon déjà de penser le montage – et notamment, cette séquence de danse et la séquence qui suivait, où ils se retrouvent face à face devant les portes de leurs chambres respectives. Je me demandais comment passer d’une séquence à l’autre. D’un coup, il m’est apparu qu’il fallait tenter une sorte de mix entre raï et musique classique – aller au delà de l’utilisation de ces musiques, à contre-courant. Je crois que l’image d’un couple qui danse passant du raï au classique tend à l’universalité. Toutes les musiques sont universelles à ceci près que les musiques ancrées dans un territoire demandent dans un premier temps une écoute plus attentive. Ces deux musiques me semblaient refléter parfaitement les enjeux de la séquence : l’intime et l’universel. Dans la séquence musicale dans le désert, il y a deux groupes, un groupe algérien qui fait du rock Gnaoui (une musique berbère du Sud) et un groupe français, Joke, qui fait du rock, inspiré de musique des pays des Balkans. Cette séquence a été écrite plus tard – en 2009, j’ai écrit une première version que j’ai reprise plus tard, notamment après la réalisation de mon film précédent, Les jours d’avant. J’ai trouvé qu’il manquait quelque chose à cet endroit, lorsque Aïcha et Djallil se rejoignent. J’avais écrit un dialogue dans lequel ils se disaient des choses très basiques « viens, partons ensemble etc », que je trouvais inutile parce qu’on sait ce qu’ils veulent. Il y avait côté redondant du coup. Je me demandais ce qui pouvait être plus fort que les mots. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à ce morceau – j’avais monté un film sur l’histoire de ce groupe algérien, j’avais entendu cette chanson. Le lien s’est fait comme ça. Ce n’était pas écrit, c’est venu comme ça, en voiture par exemple, en écoutant de la musique – le pare-brise est un cadre ou dans un café, une situation fait penser à une scène de cinéma. On n’a aucune idée de comment ni quoi en faire, mais ça reste dans un coin de la tête. Un jour, plein de choses se recoupent, s’imbriquent et font des idées de scénario et de mise en scène.

La scène de comédie musicale a été portée par ce même élan ?

Il y avait la musique, je me suis dit qu’il serait intéressant de tenter de montrer encore des corps qui dansent. J’avais peur que cette séquence ne marche pas puisqu’on venait de quitter cinq minutes avant les deux protagonistes en train de danser. J’envisageais même de ne pas la monter !

 Propos recueillis par Quentin Mével à Paris, le 29 octobre 2017.