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Ce livre là, que je tiens entre les mains pour encore quelques heures avant d’aller le rendre à la bibliothèque, est un livre important. Important pour moi d’un point de vue émotionnel, mais aussi dans la découverte d’une démarche d’écrivain et d’un engagement politique. Ivan Jablonka s’y penche sur la vie et la mort de Laëtitia Perrais, tristement célèbre jeune fille de 18 ans qui a fait la une des journaux en 2011 à cause de son assassinat sordide, puis de la récupération politique dont le fait divers a fait l’objet sous Sarkozy.

Par sa démarche, l’auteur met le doigt sur une certaine fatigue que j’ai ressentie régulièrement, sans très bien me l’expliquer, pour cette fascination gourmande dont les tueurs font l’objet. Ça s’annonce sur un ton faussement honteux, l’œil coquin, comme on avouerait un goût un peu trop prononcé pour le tiramisu. Elle est partagée par des grands auteurs, des ami.e.s, j’y cède moi-même régulièrement (les crimes politiques ont ma prédilection). Mais, quand elle devient généralisée, quand on sort pléthore de films d’horreur comme autant de mausolées dédiés aux serial killers, quantité de livres sur leurs hauts-faits, ça ne manque pas de me fatiguer – je n’ai pas d’autre mot. Les ressorts émotionnels et scénaristiques sont puissants, le mal est séduisant, tout le monde en convient. On veut comprendre les monstres, on veut explorer les limites extrêmes de l’humanité. Mais si, pour une fois, on renversait la perspective ?

« Je ne connais pas de récit de crime qui ne valorise le meurtrier aux dépens de la victime. Le meurtrier est là pour raconter, exprimer des regrets ou se vanter. De son procès, il est le point focal, sinon le héros. Je voudrais, au contraire, délivrer les femmes et les hommes de leur mort, les arracher au crime qui leur a fait perdre la vie et jusqu’à leur humanité. Non pas les honorer en tant que « victime », car c’est encore les renvoyer à leur fin ; simplement les rétablir dans leur existence. Témoigner pour eux. »

Dans Laëtitia, le renversement est total, et il est fondamental. La jeune fille a été violée, renversée en scooter, frappée, poignardée, étranglée, son corps a été découpé à la scie à métaux, stocké dans des poubelles et jeté dans des étangs. Puis sa photo a été placardée, sa mort détaillée sur la place publique et utilisée à des fins politiques. Si l’assassin Tony Meilhon a scié ses membres et sa tête, le président Nicolas Sarkozy s’est servi de son histoire pour déchirer la société en montant ses membres les uns contre les autres.

« Il y a, dans la vie de Laëtitia, trois injustices : son enfance, entre un père violent et un père d’accueil abusif ; sa mort atroce, à l’âge de 18 ans ; sa métamorphose en fait divers, c’est-à-dire en spectacle de mort. Les deux premières injustices me laissent désolée et impuissant. Contre la troisième, tout mon être se révolte. »

Face à tant de violence, que faire ? « Seuls les poètes ont le pouvoir de faire tenir un pays séparé de lui-même », disait Werner Herzog à l’époque où le Rideau de fer traversait l’Allemagne. En cela Ivan Jablonka agit en poète, arpentant les souvenirs des proches de Laëtitia et les lieux où s’est déroulée sa courte vie, comme si la justesse des mots pouvait, ne serait-ce que symboliquement, aller à rebours des gestes du tueur : rétablir la victime dans son intégrité. Et la conscience du caractère dérisoire du projet – que peut la littérature face à l’horreur du monde ? – ne le rend que plus émouvant. L’auteur va alors dresser une sorte de mausolée qui repose sur la reconnaissance de l’existence de la jeune fille, mettant en lumière son parcours, établissant une mélodie à partir des fragments dont il dispose, faisant revenir des thèmes pour donner de la grandeur au tableau.

On découvre ainsi des lieux de vie – la banlieue de Nantes, les zones périurbaines de Loire-Atlantique – de socialisation – le bar le Barbe blues, l’Hotel de Nantes, le PMU de la Bernerie, le Key46. Mais aussi la trajectoire de deux fillettes (Laëtitia avait une sœur jumelle, Jessica) aux parents défaillants, placées en foyer, puis en famille d’accueil. Les photos, mais aussi les textos, les petits mots et statuts Facebook écrits par Laëtitia dressent un portrait en creux, de selfie en selfie, de groupe en likes et en publications pleines de fautes d’orthographe. Ses pauvres mots, placés là sans condescendance, établissent un contact direct avec le lecteur et ne peuvent que contraster avec l’habileté de l’homme de lettres. « Bonne annee a tou les gents a ki j’ai pa souaiter la nouvel annee j vou souait plien d bonheur pour 2011 »

***

Un fait divers, de par l’intérêt qu’il suscite au détriment d’un autre fait divers, est emblématique des valeurs et du fonctionnement d’une société à un instant T. Celui qui concerne Laëtitia raconte la fragilité des enfants placés en foyers, la toute puissance d’hommes en position de prédateurs, le fonctionnement de l’institution judiciaire, la course au scoop des médias, l’instrumentalisation dont savait faire preuve le président Sarkozy. On y lit la violence qui pèse sur tant de femmes, sur tant de pauvres ; et la double peine qui s’abat en priorité sur celles qui se trouvent à l’intersection de ces deux systèmes de dominations. On ne compte pas moins de 7 viols dans cette histoire. Laëtitia est morte à 18 ans, et déjà sa mère, sa sœur, ses amies et sans doute elle-même ont été violées. Ça fait beaucoup. On voit à l’œuvre dans ce récit les mécanismes de fragilisation – psychologique, affective, sociale, économique – qui peuvent finir par placer quelqu’un en position de victime. « Pour détruire quelqu’un en temps de paix, il ne suffit pas de le tuer. Il faut d’abord le faire naître dans une atmosphère de violence et de chaos, le priver de sécurité affective, briser sa cellule familiale, ensuite le placer auprès d’un assistant familial pervers, ne pas s’en apercevoir et, enfin, quand tout est fini, exploiter politiquement sa mort. » On voit bien qu’il n’y a pas de sujet à ces infinitifs, même si on sent qu’on pourrait mettre des noms ou des institutions derrière certains. C’est l’ensemble qui compte. Le faisceau de toutes ces causes qui se conjuguent pour en arriver au désastre.

« J’essaie d’enregistrer, à la surface de l’eau, les cercles éphémères qu’ont laissés les êtres en coulant à pic. »

Si le livre fonctionne, c’est qu’il tient cet équilibre ô combien périlleux entre éthique et esthétique. Comment se mettre au service d’un sujet plutôt que de s’en servir pour son propre compte ? Pour que la démarche ne prête pas elle-même le flanc à des accusations en récupération, il fallait une rigueur, une justesse, une modestie qui ne font pas défaut – et page après page j’en suis ébahie, tant le pari semblait risqué. Et, pour que l’ensemble ne sombre pas dans l’énoncé de principe un peu vain, le tract ou la bonne intention, il fallait ce sens littéraire capable d’établir ce monument aux juste proportions, fidèle et sublimant à la fois. Il fallait un écrivain autant qu’un être humain d’une grande délicatesse pour y parvenir.