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Churchill, Manitoba d’Anthony Poiraudeau : une reconsidération du réel

Éditions Inculte - 2017

Par Benjamin Fogel, le 05-12-2017
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2017' composée de 10 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2017. Voir le sommaire de la série.

Churchill, Manitoba, second roman d’Anthony Poiraudeau après Projet El Pocero en 2013, commence comme une version de La Théorie des nuages, de Stéphane Audeguy, qui serait consacrée à la passion pour la géographie. On s’imagine que le livre va dérouler le rapport qu’entretiennent des hommes et des femmes célèbres avec l’espace et le territoire, le tout avec des incartades de l’auteur sur son propre rapport aux cartes. Mais non, tout cela est une mise en bouche, l’expression d’une passion pour la représentation du territoire, avant la véritable plongée dans celui-ci. Le pitch du roman est bien là : l’auteur projette la perspective d’un épanouissement futur sur une carte, offerte par un ami, et qui est exposée dans son appartement, telle une relique ancienne et magique. Sur cette carte, il y a Chruchill, ville du Manitoba, province de l’Ouest du Canada, où l’auteur s’imagine un jour s’enfuir pour laisser ses problèmes derrière lui, en finir avec le mal-être et enfin trouver la sérénité dans cet ailleurs. Et il est l’heure pour lui de franchir le pas.

Anthony Poiraudeau n’est ni fou ni naïf. Il sait dès le départ que cette quête est vouée à l’échec. Que quoi qu’on fasse, on reste toujours seul avec soi-même et que l’on doit toujours se supporter. Rien ne nous débarrasse de nous-même. Mais à l’aune de l’écriture de son second livre, il décide néanmoins de se confronter à son fantasme, de se rendre à Churchill et de faire un compte-rendu encore flou, mais que l’on imagine essentiel, de ce voyage. En bref, il veut se rendre à Manitoba et en tirer une matière narrative qui constituerait à la fois un horizon de fuite, et une promesse de retour dans l’existence.

Mais rien ne se passe comme prévu, car la rencontre d’une âme sœur peu avant son départ comble le vide existentiel, et supprime dans le même mouvement son besoin de fuir. L’auteur n’a clairement plus aucune raison de partir. Pourtant, parce qu’il faut rester fidèle à la personne (triste) qu’on a été et qu’écrire un livre sur Chuchill semble un  bon moyen d’en finir avec cette période de sa vie, Anthony Poiraudeau monte quand même dans l’avion, puis dans le train qui le mènera au bout du monde.

Churchill, Manitoba propose ainsi une véritable réflexion sur notre manière de nous lier émotionnellement avec des concepts et des objets, sans anticiper l’impact néfaste sur le monde qu’ils symbolisent

Il s’agit donc d’un livre sur la réalisation d’un projet pré-avorté. Au sein même de ce non-sens, l’auteur découvre de nouvelles déceptions, qui le frappent comme un retour du réel, pourtant attendu, mais dont la violence du choc restait néanmoins imprévisible. Non seulement, son aventure et sa découverte des grands espace se résume à une longue errance dans une ville où il n’y a, somme toute, pas grand-chose à faire, mais surtout son voyage, par un habile twist, va se vêtir d’une prise de conscience socio-politique, parfaitement amenée : la carte, ce sésame personnel qui a nourri pendant si longtemps ses rêves, se révèle avoir été dessinée à l’époque  coloniale. Ce qu’elle représente, ce n’est pas un monde lointain et féérique, mais la vision du monde par les européens, avec ces terres aux promesses  exotiques qu’il faut exploiter, quitte à asservir les peuples natifs. En toile de fond, Churchill, Manitoba propose ainsi une véritable réflexion sur notre manière de nous lier émotionnellement avec des concepts et des objets, sans anticiper l’impact néfaste sur le monde qu’ils symbolisent – le principe de cette prise de conscience pouvant s’étendre à notre amour de certaines œuvres et produits, où, un jour, on ouvre les yeux en se disant “ah mais en fait, c’est cela qui se cache dans l’ombre de cette chose que j’aime tant”.

Parsemé, qui plus est, des évocations de Julien Gracq et de Glenn Gould, Churchill, Manitoba prône l’idée que le seul véritable voyage, la seule vraie aventure qui chamboule votre vie, qui peut être à la hauteur de vos espérances, c’est le voyage dont on ne revient pas. Celui qui est une réinvention. En cela Anthony Poiraudeau, souligne par contraposé, que son voyage n’en n’est pas un. Que ce n’est pas de ça dont il s’agit ici. Churchill, Manitoba n’est pas le récit d’une pérégrination ou de la découverte d’un ailleurs, c’est une confrontation avec soi-même, au fait de n’être que soi-même, le tout sans apitoiement, sans débauche d’effets et de psychologie. Un livre touchant dans sa simplicité et sa vérité émotionnelle.