Entretien avec Sophie Fillières, pour la sortie de La belle et la belle
Sortie du film le 14 mars 2018
Le casting
J’adore le casting ! Je voulais travailler avec Sandrine Kiberlain et Agathe Bonitzer, ma fille – je crois qu’on ne peut plus vraiment le cacher – qui me semblaient se correspondre d’une manière ou d’une autre, même si elles ne se ressemblent pas. En tout cas pour ces deux rôles d’une seule et même personne. Elles me semblaient s’appeler l’une l’autre parce qu’elles ont la même singularité au monde. En dehors des rôles principaux, le casting est une étape très importante pour moi, qui suit très attentive au jeu par rapport à l’écriture ; j’ai une écriture sur laquelle on ne peut pas vraiment broder. Je suis présente au casting, je donne la réplique à tous. J’ai besoin d’éprouver le film de l’intérieur, de la place du comédien, de la place d’où peut s’épanouir le jeu. Par exemple, quand les comédiens ont mal appris leur texte pour les essais ou qu’ils essaient de retranscrire en substance ce qu’il y a dans la scène sans dire les vrais mots, je suis très embarrassée parce que je ne veux pas avoir l’air d’être totalement obsessionnelle, mais en même temps mon écriture, et partant de là, mon cinéma je crois, ne marche pas s’il n’y a pas la ligne, les mots. Et même la ponctuation. Pendant les essais, je travaille parfois sur la ponctuation. Je peux dire qu’il faut marquer un point, je vais assez loin. J’aime beaucoup ce temps de travail, c’est comme si je rentrais par le côté, par la fabrication. Comme j’ai assez bien en tête ce que je veux voir – parce que lorsque j’écris, j’ai besoin de voir le plan avant, disons que j’ai un découpage assez précis en tête – le casting et le fait de fréquenter des personnes qui font des essais ajoutent des strates. J’ai vu 20/25 filles pour jouer la copine, Esther. Et 20/25 garçons pour jouer Jérôme. J’ai besoin de voir beaucoup de monde, j’ai besoin que s’accumule et se dépose une certaine façon de dire les dialogues. De là émerge la ligne du jeu dont j’ai envie, pour laquelle j’essaie d’influer sur la façon qu’ont les comédiens d’aborder le rôle.
Les choix de mise en scène
- Pour la mise en scène, j’ai besoin d’être au spectacle du jeu des comédiens. Comme je visualise – pour employer un mot pas très heureux – lorsque j’écris, je ne peux pas m’attacher à la substance de ce qu’il se dit, j’ai besoin de savoir si ce sera un gros plan ou un plan large, y compris lorsqu’il y a du dialogue, sinon je ne peux pas avancer. Je fais un découpage pour la première semaine de tournage, puis la veille pour le lendemain les semaines suivantes. J’avais envie pour ce film que ce soit visuellement plus fort que d’habitude, tout en ne sachant pas me contraindre à faire des choses que je n’aime pas – la caméra qui virevolte par exemple. J’ai besoin d’inscrire les personnages dans un cadre, avec des bordures. Justement du fait que l’histoire déborde dans l’improbable, j’ai d’autant plus besoin que ce soit cadré. Je ne voudrais pas les suivre à l’épaule – des films très bien sont comme ça mais j’avais besoin de les inscrire. Les contenir aussi, pour ne pas que ça parte dans tous les sens, parce qu’avec une histoire comme celle-là, où une fille se rencontre elle-même 20 ans plus tard en chair et en os, il fallait que ma mise en scène – et c’est ce qui me plaît chez les autres cinéastes – soit tranchante. Que l’on sente le choix et la décision du cinéaste. Je n’aime pas quand la mise en scène semble uniquement rendre compte de quelque chose. J’ai besoin, de manière souterraine, que ce soit une vision. D’autant plus dans cette histoire. Une vision dans le sens vision du monde, des gens. Il faut aussi donner tout le champ possible aux dialogues, au jeu. J’avais un plaisir de spectatrice, Sandrine me faisait penser à Katharine Hepburn. Melvil Poupaud – je ne lui en ai pas parlé avant pour ne pas l’affoler – est une sorte d’homme idéal à la Cary Grant. Ce n’est bien sûr pas quelque chose qu’on dit au comédien. Pour Agathe, avec la façon que j’avais de la filmer, j’avais envie de montrer une trajectoire de quelqu’un qui s’épanouit au fur et à mesure, et qui prend la mesure de la vie, du possible. De ce qui l’attend, mais aussi des décisions qu’elle peut prendre. On a beaucoup travaillé avec Agathe sur les sourires, les rires. J’ai besoin de deux choses : d’une part que les situations, les dialogues et les personnages soient englobés dans une vision un peu préalable du monde – ce qui suppose les cadres plutôt fixes et certains mouvements, assez contrôlés quand même – et d’autre part d’être au spectacle, quelque chose qui se distille du plaisir du jeu. Sans du tout me comparer – tu le mettras bien ! – je suis extrêmement friande des films de Hawks où ça parle tout le temps, et en même temps, c’est physique. Je ne sais pas comment dire. Ce sont des corps qui parlent, il y a toujours des situations de quiproquo, souvent amusantes, mais dans lesquelles les héros parlent, échangent vraiment, communiquent beaucoup, par rapport à Ford ou d’autres. J’aime bien ça.
Le fantastique
Au début, j’avais un embryon d’idée, archi simple et bateau : deux filles sont co-locataires et s’appellent toutes les deux Margaux, et quand les mecs appelaient la situation devenait burlesque. Puis rapidement, de cette idée un peu faiblarde, j’ai compris qu’en fait ce devait être la même fille. Je vais twister tout ça et faire en sorte que ce soit la même fille – une plus jeune, une moins jeune. Et je me suis embarquée là-dedans. Il y a bien sûr une tournure fantastique, mais ce qui m’amusait consistait à faire en sorte que ce soit très réaliste. Je ne sais pas si je voulais éprouver le réel, le réalisme ou la réalité. Ou bien les trois en même temps ! En tout cas, je voulais aborder le genre fantastique de façon très quotidienne. Plausible, acceptable. On peut se dire parfois pendant le film qu’une des deux s’imagine tout ça – c’est traversé de petits soupirs de cet ordre-là, par exemple dans la salle de bain, la copine de Margaux lui dit qu’il n’y avait personne, qu’elle avait trop bu – on ne pouvait pas ne pas prendre en compte et intégrer ce petit doute. Sinon, c’était un peu abusé. De ne pas glisser un soupçon. Pour moi qui ai fait plusieurs films, qui sont des portraits de femmes, j’ai essayé ici de faire un portrait qui serait encore plus complet – en le dédoublant. Elle se rencontre elle-même. Aller à la rencontre de soi. C’est ce qui me passionnait. Je fictionne davantage que d’habitude, ça me dégage d’une identification primaire à moi. Ce avec quoi je lutte parfois. Ce twist fantastique fait que j’étais loin de quelque chose de réaliste. Ça m’amusait de viser un truc complètement improbable, très haut dans ce que je demande aux spectateurs de croire et de contrebalancer ça par un film extrêmement quotidien, réaliste. C’est vrai que cette dimension fantastique n’est pas un truc qu’on se coltine souvent. On n’y est pas habitué. D’où mon souci de vriller les choses dans un vertige, mais en échange j’affabule pour qu’on puisse s’identifier. C’est une projection que chacun se fait un peu à tous les âges de la vie.
Propos recueillis par Quentin Mével