Scalp de Cyril Herry : la zone grise entre l’imaginaire et la réalité
Scalp, second roman de Cyril Herry – également éditeur aux éditions Écorce et à la Manufacture de livres où il dirige la collection Territori – débute comme un roman de nature writing, évoquant les titres des éditions Gallmeister. Mais là où l’on a l’habitude de retrouver des étendues arctiques, des forêts hivernales ou des lieux à la végétation luxuriante, l’auteur nous plonge dans la campagne française, redéfinissant notre rapport aux grands espaces.
Teresa vit avec Stan, son conjoint, et Hans, leur fils âgé de neuf ans, dans une collocation, avec un autre couple dont l’homme s’appelle Jean-Loïc. Lorsque Stan part avec sa femme, Jean-Loïc se suicide. Teresa, abandonnée par son mari, décide de dévoiler la vérité à Hans : Stan n’est pas son vrai père. Son géniteur s’appelle Alex. Activiste pour la défense de l’environnement, il avait quitté Teresa, pour se consacrer à son engagement politique, avant de la savoir enceinte ; un militantisme qui le conduira en prison, puis à mener une vie au plus près de la nature, dans une Yourte installée près d’un étang, perdu dans la campagne française. Tout au long de ces années, Alex a tenu informé Teresa de sa position. Et maintenant, il est temps pour elle de partir le rejoindre et de lui présenter son fils, Hans. Mais quand la mère et le fils arrivent, le père n’est plus là. Ils installent alors leur tente près de la Yourte, offrant à Hans, l’occasion de vivre la vie qu’il a toujours rêvée, une vie proche de la nature, à laquelle il vient de découvrir que son père aspirait également.
Scalp débute comme un grand roman d’aventure initiatique, où Hans se confronte à l’image des trois figures paternelles qui ont échoué à l’accompagner dans la vie : Stan, qui a occupé officiellement la fonction de père, sans pour autant jamais prendre l’enfant sous son aile ; Jean-Loïc, qui a joué le rôle de père de substitution, lui transmettant son savoir ; et Alex, vrai père absent, qui ignore tout de son existence. Hans a ainsi été trois fois rejeté : le premier père a abandonné le domicile familial, le second, s’est suicidé, tandis que le troisième s’est volatilisé avant même de connaître son existence. Sans jamais le formuler ainsi – Hans encaisse la réalité, en interprétant celle-ci sous la forme d’une aventure où les figures tutélaires veillent sur lui du ciel, ou bien sous la forme s’une silhouette qui l’observe de loin –, le roman traite de la construction d’un enfant qui n’est jamais rentré dans l’équation de vie de ses pères. Cyril Herry, ayant l’intelligence de ne rien souligner outre mesure, son évolution psychologique, et la manière dont ces absences vont impacter sa façon de voir le monde n’en sont que plus stimulantes.
L’aspect aventure et nature writing, avec la forêt comme lieu où se produit le merveilleux, prend fin lorsque de nouveaux hommes, autres que les pères, s’immiscent dans le roman. Qu’il s’agisse des apparitions de Jacques Alonso, voisin quinquagénaire, ou d’un maire malveillant, la violence des hommes prend le pas sur la nature, faisant basculer le roman vers un autre genre, que l’on imagine d’abord être celui du retour féroce à la réalité. Mais ce n’est pas ce qu’il se produit. Scalp ne s’oriente pas vers la réalité, mais vers le roman noir. La mutation se produit avec cette phrase : « L’imaginaire et la réalité ne voulaient plus l’un de l’autre, se repoussaient pour s’en aller chacun de leur côté, abandonnant l’enfant à un choix, à la vie qui se présentait à lui ». Et ce choix, que font simultanément Hans et l’auteur, c’est le roman noir.
Toutes les certitudes s’écroulent. Alors que pour Hans « les adultes possèdent ce don stupéfiant d’avorter les rêves », et que l’on s’attendait à le voir se plonger dans des aventures féériques auprès de garçons et filles de son âge, la rencontre avec les autres enfants ne se passe pas comme prévu : eux aussi détruisent les rêves en leur préférant la violence crue du quotidien qui n’est pourtant pas de leur âge. Face à ces gosses qui reproduisent la haine viscérale de leurs parents, celle de l’étranger, Hans opte pour la zone grise que constitue le roman noir, à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire, où il s’agira toujours de vivre une aventure, mais cette fois l’arme au poing.
À la fin du livre, Hans ne devient ni un adulte ni un enfant de la forêt. Si Scalp a constitué un rite de transition pour Hans, c’est celui vers un état intermédiaire, quelque part entre l’enfant sauvage et l’adulte autonome, là encore entre l’imaginaire et la réalité, constituant une variation de la trajectoire de son père Alex, misanthrope à tendance dépressive, hyper conscient des enjeux du monde, tout en restant incapable de vivre dans celui-ci.
Déstabilisant, émotionnellement inattendu, et jouant habilement avec les genres, Scalp est l’un des très beaux romans de ce début d’année.