« Three is the magic number »
Vacarme est un trio. Un power trio à cordes, qui s’amuse avec les codes musicaux tout en prenant la chose très au sérieux. La religion la plus obsédée par le concept théologique le plus brumeux de toute l’histoire, la trinité, est aussi celle qui a un problème avec le chiffre trois en musique. Curieuse religion que le christianisme, qui au moyen-âge où se développaient les arts libéraux crut bon de bannir l’un des accords les plus seyants à l’oreille, la tierce. L’accord en tierce, « triton », était réputé trop sensuel à l’époque, et l’église officielle le désigna comme un accord du diable, comme tout ce qui pouvait éventuellement se passer en-dessous de la ceinture.
L’histoire de Vacarme n’est pas étrangère à ces trivia tirées de livres d’histoire. C’est dans la crypte de l’église de Ménilmontant, à Paris, qu’on a eu le privilège de les entendre en live. Ce concert-là était, pour dire vite, une version concert de l’album sans titre publié par Vacarme début février. Un concert achevé dans un geste d’une pure tendresse, la fusion généreuse de trois êtres qui se rapprochent jusqu’à ne plus former qu’un seul corps, au point que leur mouvements empêchés mettent fin au concert.
Three is the magic number, yes it is
Vacarme, ce sont trois jeunes musiciens aux pedigrees déjà trop longs pour être récités ici. Gaspar Claus, Carla Pallone, Christelle Lassort, ont été entendu.es sur des disques et dans des formations qui, pour l’essentiel, peuvent être rattachés à l’univers rock, par opposition à la musique classique ou le jazz. C’est amusant comme les étiquettes sont trompeuses. Vacarme, c’est aussi un bon exemple de ce qu’on appelle un « projet » (plus souvent par prétention qu’autre chose, mais pas ici). On les a vus réaliser une performance de 10 heures lors d’une « Nuit Blanche ». On a les a aussi entendus à l’Olympia, dont un extrait à vous dresser les poils a été filmé.
Vacarme, c’est d’abord ces trois artistes. Trois instruments à cordes, un violoncelle et deux violons. Vacarme, cela fonctionne pourtant plus comme un trio de jazz, capable de s’investir pendant des années dans des concerts en dédaignant les enregistrements. À la recherche du son qui convient le mieux à l’acoustique du lieu. À la recherche d’une communion à trois et avec le public. Le morceau final du concert à Ménilmontant est d’ailleurs, de leur propre bouche, une « incantation ». Le trio, c’est une forme reine de la musique classique instrumentale, et du jazz. En rock, le précurseur du power trio, Jimi Hendrix, mit plus de temps à être imité à large échelle.
Les trois points cardinaux
Est-ce le hasard ou le fruit inconscient de leur travail? L’album de Vacarme (et le concert) évoque bel et bien trois dimensions différentes. Ce n’est pas un chiffre atypique, mais cela tombe drôlement bien.
D’abord, oubliez la brutalité des extraits de l’Olympia. C’était bandant, ébouriffant, un vent de face force 10, mais ce n’est pas de ce métal là que vibre l’album. Jamais il n’atteint ce déchaînement effréné. De ce point de vue, l’album est moins rock que ce que Vacarme a pu montrer par le passé. Claus, Pallone et Lassort sont de jeunes musiciens de leur époque, c’est-à-dire élevés au-dessus ou au-delà des barrières entre styles musicaux. Sans ces œillères-là, les trois archers provoquent l’introspection et l’élévation. Tantôt tendus, parfois perdus sur des plages solitaires, ils nous font fermer les yeux et nous guident par leurs vibrations.
Le premier de leurs registres, c’est cette vibration. On est dans le son, à l’état pur. Voilà ce bourdonnement que, depuis des zozos comme La Monte Young, on a identifié comme drone, jusqu’à donner cette étiquette à un genre à part entière, de notes tenues et vibrantes, qui accaparent le corps avant l’esprit. Russolo aurait pu intégrer le frottement à blanc de ces cordes dans une nouvelle édition de son « art des bruits ». Le disque s’achève ainsi comme un atterrissage, comme un moteur qui ralentit avant de se poser et dont le vrombissement perd progressivement des octaves.
Le deuxième registre, c’est la répétition, les ébauches de riffs qui tournent, obsessionnelles, s’enchevêtrent. Là, on pense à la période phare de la musique répétitive qui forgea la réputation de Riley et de Reich. La dimension rythmique prime. La circularité est à l’honneur. Et dans la crypte parisienne, l’arrondi de la voute en pierre s’accorde à merveille à l’effet Doppler créé par les vagues d’ondes.
Le troisième registre est plus mélodique, mais évoque des univers fort étrangers. Les classiqueux pourront faire des liens avec le Schoënberg de La nuit transfigurée, ou avec Stravinski. Les rockeux retrouveront les montées chromatiques et les constructions dramatiques typiques du post-rock. Ou encore… les musiques de films, notamment celles de Matthieu Chabrol.
Avec complicité, avec générosité, Vacarme passe de l’un à l’autre de ces registres. Leur défi le plus déroutant étant d’avoir rendu humain et touchant un univers souvent abstrait et à la limite de la froideur. Et nous voilà éparpillés aux trois coins de l’univers.