En guerre : l’usine de rien
Présenté mardi 15 mai 2018 en sélection officielle (compétition). Sortie française : 16 mai 2018. Durée : 1h53.
Il faut bien reconnaître que Stéphane Brizé s’est donné du mal pour donner du corps et du cœur à cette histoire si réelle d’un bon millier d’employés comptant se battre jusqu’au bout pour empêcher la fermeture de leur entreprise par le grand méchant loup allemand. Exit les plans-séquences de La loi du marché : cette fois, le réalisateur préfère enchaîner les coups, sa caméra se mouvant avec tumulte dans les cortèges des manifestations, dans les tables rondes avec la direction, dans les phases de découragement. Entre deux scènes d’un réalisme forcené (on se surprend surtout à penser que « ça a l’air vrai », un peu comme au musée Grévin), aux dialogues souvent convaincants, Brizé use de deux technique narratives pour faire avancer son récit sans tomber dans le verbiage : des reportages télévisés pour résumer la situation ou décrire de nouveaux événements, et des séquences musicales au cours desquelles les protagonistes s’activent et s’invectivent sans qu’il soit possible d’entendre les mots qui sortent de leur bouche.
C’est sans doute là que Stéphane Brizé dévoile son manque de génie : même si elles sont impeccablement effectuées, les séquences issues de journaux télévisés ne vont jamais au-delà de statut d’astuces scénaristiques, utilisées parce qu’il faut faire avancer le récit alors que la critique des médias était là, à portée, tendant les bras à un réalisateur qui aurait enfin pu devenir subversif. Idem pour les séquences en musique : sauf en de rares moments (la confrontation des corps des syndicalistes et des CRS), elles ne semblent exister que pour effectuer des transitions d’une scène à l’autre.
Pour résumer, les ficelles ne sont pas énormissimes, mais on les voit néanmoins. C’est tout le problème du cinéma de Brizé : les intentions sont bonnes, la qualité de fabrication est incontestable, mais il n’en ressort au final pas grand chose. Qu’apprend-on dans En guerre ? À peu près rien. Le scénario ne nous épargne aucune étape. Les faux espoirs, les dissensions, les seconds souffles. Tout ça pour aboutir à cette conclusion, très vraie mais très attendue : l’État ne peut rien pour nous, les grands patrons sont des vermines, et la division nous perdra. Oui, d’accord, très bien, mais après ? En guerre ressemble à un documentaire (bien) rejoué par des acteurs et des actrices. Pour justifier la fiction, il aurait sans doute fallu quelque chose de plus. De quoi donner envie de (re)voir la formidable Usine de rien, présentée à la Quinzaine des Réalisateurs l’an dernier.
Les presque deux heures passent vite, parce que la rage du personnel de l’entreprise Perrin est restituée avec efficacité. Pas ou peu de baisses de rythme. Un film productif pour dénoncer la course à la productivité. Pourquoi pas. Ce qui finit par gêner davantage aux entournures, c’est la façon dont le film de Stéphane Brizé finit par devenir l’hagiographie de son personnage central. Campé par Vincent Lindon, Laurent Amédéo est un leader charismatique du mouvement, syndicaliste CGT qui n’entend pas faire le moindre pas en arrière. Le personnage prend beaucoup de place. Au départ, cela semble normal : il faut des porte-parole, des forts en gueule, des gens qui n’ont pas peur. Mais peu à peu, tandis que d’autres travailleurs et travailleuses se dégonflent, tandis que le découragement gagne les rangs, Amédéo gagne encore en ampleur. Le mec est parfait et partout : il empêche les débuts de bagarre, il ne lâche rien face aux puissants, il répond aux journalistes sans un mot déplacé. Un type en or.
Le film semble s’inspirer en grande partie de la fermeture de l’usine Continental de Clairoix et ses 1113 employé·e·s licencié·e·s en 2009. À la tête de la lutte acharnée pour empêcher ce drame, un certain Xavier Mathieu… crédité ici comme co-scénariste après avoir joué dans La loi du marché. Que Mathieu ait fait un boulot incroyable à Clairoix quitte à risquer de finir en prison, c’est incontestable. Qu’il finisse par coécrire un film à sa propre gloire l’est beaucoup moins. Les dernières séquences, qui viennent gâcher tout ce qui précède, sombrent en outre dans un misérabilisme qui fait de Laurent Amédéo un martyr de sa cause. Tout finira par un nouveau reportage télévisé, images diffusées au ralenti, pour rappeler une dernière fois à quel point ce type formidable a tout donné. Pour un film censé décrire une lutte collective et non une tentative de tirer la couverture à soi, on peut dire que c’est copieusement raté.
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