Leto : new wave et vague à l’âme
Présenté le jeudi 10 mai en sélection officielle (compétition). Durée : 2h06.
Avec sa plongée en noir et blanc dans le Leningrad du début des années 1980, où les leaders de Kino et Zoopark (les deux groupes rock phares de l’époque) apprennent à se connaître et à coexister, Leto pouvait arborer des airs de biopic musical à la mélancolie superficielle. Pourtant, le film de Kirill Serebrennikov cueille d’emblée par son atmosphère de rêverie gracieuse qui ouvre paradoxalement la porte à une très palpable densité physique. Sortes de reproducteurs locaux de la new wave anglo-saxonne, les figures de Viktor Tsoi et Mike Naumenko ressemblent en effet d’abord à des fantômes punk-rock dépossédés d’une identité propre, avant que leur sensibilité créative et leurs personnalités bien trempées ne dessinent une manière d’être au monde qui touche au cœur.
Au son de reprises d’Iggy Pop, de Lou Reed, de Mott The Hoople ou des Talking Heads, le film ose plusieurs surprenantes embardées au sein desquelles image triturée, chansons, écritures et illustrations se mêlent énergiquement. Ces quelques envolées graphiques et clippesques, qu’elles se déroulent dans un train, dans un bus ou dans la rue, expriment à chaque fois l’impérieux besoin de respirer dans un espace public saturé par l’oppression, l’ordre liberticide et l’étouffement soviétique. La soif de liberté collective perceptible dans ces séquences devient si euphorisante que cette chronique de l’URSS des années 1980 se retrouve toute entière traversée par un souffle artistique et amoureux qui transcende les temporalités.
Porté par la sublime photographie de Vladislav Opelyants (qui évoque celle du Control d’Anton Corbijn consacré à Ian Curtis) et narrativement centré autour d’un triangle amoureux, Leto (« l’été » en VF) fait de Viktor, Mike et Natacha bien plus que des icônes spectrales au romantisme sombre. Les trois personnages tentent au contraire en permanence de viser la lumière et de laisser s’épanouir une conception de l’amour altruiste et désintéressée qui contraste avec la chape de plomb que les autorités du pays font régner sur les artistes. Cette bienveillance et ce refus d’écraser le désir de l’autre confèrent naturellement aux protagonistes une grandeur d’âme hautement cinégénique.
Par sa façon de saisir une innocence et une vitalité en permanence hantées par le risque de leur possible disparition, Leto prend un remarquable tour politique. Car la menace n’est ici pas seulement évanescente ou liée à un passé historique révolu, mais s’avère puissamment contemporaine et fait écho à une quantité d’interdictions, de censures et d’entraves. La jeunesse enthousiaste montrée dans le film a brutalement pris fin au début des années 1990 mais elle recouvre d’autres combats actuels. L’exemple le plus flagrant est bien sûr la situation de Kirill Serebrennikov lui-même, qui fut arrêté au mois d’août 2017 en plein tournage de Leto pour une nébuleuse affaire de fonds publics détournés. Un contexte que le film n’aborde pas frontalement, mais que l’on perçoit dans la description romanesque des poids et des dangers de l’autoritarisme étatique. Le vertige esthétique et sensoriel de cette flamboyante mémoire en noir et blanc fonctionne ainsi jusqu’au dernier plan, bouleversant moment où l’intensité artistique et l’appétit de vivre repartent de plus belle après le surgissement des limbes.
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