Entre les problèmes de production, l’arrivée de Ron Howard, homme à tout faire des studios, et un Alden Ehrenreich que l’on imagine difficilement à la hauteur du rôle de Han Solo, on va voir Solo sans excitation particulière, avec pour simple objectif de ne pas louper un épisode de la saga Star Wars. Cette motivation d’aller voir un film, non pas pour ce qu’il est, mais parce qu’il s’agit d’une brique d’un ensemble plus vaste constitue un changement de paradigme incroyable dans notre rapport au cinéma depuis une dizaine d’années. Cela ne signifie pas forcément que les films sont moins bons – c’est même parfois l’inverse –, mais modifie en revanche profondément notre grille de lecture.
Trouver son identité sans sortir du cadre
Solo : A Star Wars Story, quatrième film de la franchise depuis le rachat par Disney en 2012, confirme ce que la logique économique laissait supposer : Disney cherche à appliquer la recette éprouvée de l’univers cinématographique Marvel à la grande saga galactique, soit des films cohérents entre eux, devenant plus des épisodes que des films à part entière, tout en conservant leur unicité propre.
Pour chaque brique, il s’agit de jouer avec la contrainte du cadre : ne jamais s’éloigner de la bible qui définit l’univers ; nourrir le récit global en se méfiant des incohérences ; préparer l’avenir et s’assurer de l’adhésion du public. En revanche, une fois ces limites respectées, la marge de manœuvre s’avère étonnamment large pour chacun des films.
Depuis un an, cinq nouveaux Marvel sont apparus sur les écrans, cinq films tout à fait dissemblables, appartenant pourtant au même univers : le space opéra Les Gardiens de la Galaxie Vol. 2, le teenage movie Spider-Man : Homecoming, le retro-futuriste option métal hurlant Thor : Ragnarok, le plus politique Black Panther et enfin Avengers : Infinity War, archétype du blockbuster ultime. En observant la production Star Wars, le même phénomène semble à l’œuvre avec des films dont le propos et l’approche diffèrent, mais dont l’esthétique et la finalité convergent. L’épisode VII de J.J. Abrams explore la question de l’héritage et du reboot, Rogue One de Gareth Edwards s’impose comme un film de guerre nerveux, l’épisode VIII de Ryan Jonhson est un manifeste progressiste pour la nouvelle génération où le collectivisme prend le pas sur l’individualité.
Au premier abord Solo incarne un film dénué d’ambition qui ne s’éloigne jamais de son cahier des charges et se contente de nourrir l’univers. De l’explication de son nom de famille à la première rencontre entre Han Solo avec Chewbacca, en passant par l’annonce de ce qui se passera par la suite, comme lors des fameuses scènes post-générique de Marvel, le film se réjouit simplement de remplir son contrat. Pourtant, avec son aventure de cowboy de l’espace, proche de la série Firefly, il s’inscrit en réalité exactement dans la même démarche d’unicité au sein d’un grand tout.
Solo affirme sa personnalité par son passéisme
Solo est un film sale, presque moche. Les clairs-obscurs nuisent à la lisibilité, l’éclairage tend à rendre le film terne. Rares sont les plans qui marquent. Incapable de rendre visuellement des moments iconiques, Ron Howard se contente de lancer la musique de Star Wars dès qu’il veut souligner qu’il se passe quelque chose d’important pour la saga (confer la scène où Han Solo s’installe pour la première fois aux commandes du Faucon Millenium). Qui plus est, sans être fauché, le film n’offre que peu de lieux de tournage différent et doit souvent se contenter d’un nombre limité de figurants, notamment en ce qui concerne la garde armée de Dryden Vos.
À l’heure du clinquant, des films d’action qui font dans la surenchère avec des batailles toujours plus impressionnantes, Solo a tout d’un long-métrage qui remonte le courant dans l’autre sens. Qu’il s’agisse de sa réalisation, de sa narration, voire même de son rapport à la technologie, rien ne sonne moderne ici. Solo est peut-être le premier Star Wars qui donne vraiment l’impression de se dérouler dans le passé. Même lorsque l’on croit que le film va faire preuve de progressisme via la relation entre Lando Calrissian et sa droïde, la question de l’intersexualité est traitée sur le ton de « l’humour à papa ». Après un J. J. Abrams focalisé sur la transmission de Star Wars à une nouvelle génération, et un Ryan Johnson désireux de faire entrer la saga dans une nouvelle ère, Ron Howard propose une vision passéiste, comme si le film avait été réalisé dans les années 1990.
Ce choix d’anti-modernité colle parfaitement avec son sujet, dépassant la simple question méta : Han Solo est un cowboy de l’espace, un pilote qui aime la mécanique, quelqu’un de très éloigné de La Force. Le scénario du film fait la part belle aux manipulations, au retournement de situations souvent bien vues, comme si Solo était un film d’arnaque où l’on ne sait plus qui se joue de qui. On jubile devant la scène où « Han Solo shoots first » qui fait directement écho à celle d’Un nouvel espoir où il tirait sur Greedo. Dans la version de 1977, on voit clairement Solo tirer sur Greedo avant que celui-ci n’ait eu le temps de réagir, mais cette scène a été modifiée dans la version remastérisée de 1997 où « Greedo shot first », plaçant Solo dans une simple situation de légitime défense. Le fait que le film de Ron Howard se positionne pour réhabiliter la version de 1977 en dit long sur le projet global : alors que les nouveaux Star Wars filent vers le futur, Solo lui ne cherche qu’à réhabiliter le passé. Ainsi le film opte bien pour une approche radicalement différente de la nouvelle trilogie affirmant son propre ton au sein de la saga.
Cette prise de position couplée au fait que Solo est en soit intéressant en tant que brique de l’univers Star Wars et qu’il est par ailleurs doté d’au moins une grande scène (l’attaque du train) permet au film de largement tirer son épingle du jeu.
Le tendre piège de la sérialisation
On peut trouver cette indulgence, sous prétexte qu’il n’est que la composante d’un tout, envers un film comme Solo, contestable. Le fait que Disney réussisse à faire chuter le niveau d’exigence sur la simple idée que cela n’a plus d’intérêt de juger un film pour ce qu’il est, et qu’il faut analyser en tant que pièce de la saga à laquelle il appartient est en soi particulièrement frustrant. Mais, aussi agaçante soit-elle, l’idée n’en est pas moins légitime. La preuve est qu’il ne serait pas pertinent de publier un essai sur l’univers cinématographique Marvel, parce que l’œuvre est encore en cours. Cela équivaudrait à publier un essai définitif sur Mad Men ou Lost à la fin de leurs saisons 3. L’œuvre n’est plus le film, mais la série complète à laquelle il appartient.
On se retrouve à accepter volontairement de tomber dans le piège et à s’y complaire. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. La qualité d’un Avengers : Infiny Wars le prouve. Car il y a ici un paradoxe : d’un côté la qualité de chaque brique a une importance moindre, mais de l’autre chaque film a la responsabilité de ne pas réduire à néant le travail précédemment réalisé. En ne dépendant de la qualité d’aucun de ses films, Disney finit par compter sur tous.
Bientôt, on parlera même de « saisons » au cinéma – c’est déjà ce que sont dans l’idée les « phases » de Marvel et les « trilogies » de Star Wars. Ce fonctionnement sous la forme de série devient passionnant à suivre dans sa recherche de l’optimisation du triangle production, art et exploitation, tant le studio réussit à jouer sur les trois tableaux. Disney impose cette idée incroyable au cinéma : de la même manière qu’un épisode raté ne remet pas en cause l’ambition et la qualité d’une série, un film qui sort en salle au niveau mondial peut s’avérer décevant sans que cela ne nuise au projet global du studio. Tout ce que l’on demande aux Marvel et Star Wars, c’est d’être suffisamment passables pour s’assurer que le spectateur n’abandonne pas la série en cours. Si cette démarche a longtemps été au cœur du mécanisme des séries, la voir déployée au sein de films aux budgets colossaux modifie notre rapport à ces derniers. En premier lieu, elle les vide de leur impact immédiat – on va voir les films sans véritable enjeu –, tout en leur conférant une importance plus grande, compte tenu de leurs conséquences sur l’ensemble. Ensuite, elle transforme des films au cahier des charges balisé en potentiels réceptacles à expérimentations. Le fait qu’un film puisse être en deçà sans que cela génère un véritable impact sur son exploitation commerciale ouvre la porte à la médiocrité, mais aussi à la possibilité pour chacune des œuvres d’imposer sa propre patte. C’est comme si l’on avait sorti la notion de risque commercial de l’équation. Tout est possible, pour le pire comme pour le meilleur.