Une Affaire de famille: le sens du collectif
Dans Une Affaire de famille, Hirokazu Kore-eda poursuit son travail sur la famille, sa déconstruction, puis sa reconstruction. Composée d’un couple, de leur fils, d’une grand-mère et de la demi-sœur de la mère, la cellule familiale qui est au cœur de ce treizième film recueille Juri, une petite fille de cinq ans, maltraitée par ses parents. L’arrivée de l’enfant ne fonctionne pas comme une injection d’un élément perturbateur dans le cocon familial, comme c’était le cas dans Tel père, tel fils. Et pour cause : ici la famille est d’ores et déjà une famille recomposée, unie non pas par les liens du sang, mais par des décisions personnelles et des traumatismes communs. Juri s’impose naturellement comme une extension naturelle d’une structure qui se construit au gré des rencontres et des opportunités.
Les personnages vivent dans le dénuement, entassés dans une petite maison où l’intimité ne peut exister. Si une majorité du film se déroule à l’intérieur de la demeure, il ne s’agit nullement d’un huit clos oppressant, le petit espace passant au contraire pour un sanctuaire où les protagonistes peuvent se protéger du monde extérieur. La maison est à l’image de la famille qu’elle abrite : un bric-à-brac qui apparaît fragile au premier abord, mais qui s’apparente rapidement à un havre de paix.
La crise économique et le modèle social japonais constituent l’ennemi commun contre lequel doit se battre la famille. C’est même, au début du film, la raison d’être de son existence, les personnages s’unissant pour faire bloc contre le manque d’argent. Les sources de revenus sont pourtant nombreuses au sein de la famille : les salaires du père, qui travaille sur des chantiers, et de la mère, qui officie dans une entreprise de pressing ; la pension de la grand-mère ; les revenus de la sœur issus de son activité dans un peep-show ; auxquels viennent s’ajouter divers butins en provenance de larcins, ainsi que des aides que la grand-mère reçoit de la famille de son ancien mari. Tout cela leur permet pourtant à peine de survivre. Kore-eda met en scène la précarité totale qui prend à la gorge les couches les plus pauvres de la société japonaise. Les salaires sont ridiculement bas, les accidents du travail ne sont pas couverts, et chacun peut être licencié du jour au lendemain. Ceux qui ne réussissent pas sont pointés du doigt, soulignant qu’au Japon les gens sont toujours seuls responsables de leurs échecs. Dans une scène particulièrement ironique et cruelle, Nobuyo Shibata, la mère, perd son emploi parce qu’elle est la mieux payée à l’heure.
Se serrer les coudes et vivre en collectivité semble être le seul moyen de s’en sortir. Kore-eda démontre qu’une famille composée en vertu d’une logique économique pragmatique n’est en rien moins légitime qu’une famille existant sur la seule fois de la reproduction et de la transmission des gènes. Car au-delà de sa lutte commune, la famille possède une autre force : les membres ont choisi de vivre ensemble. À plusieurs reprises, Une Affaire de famille revient sur cette idée. Les personnages ont tous des points communs qui aux yeux de Kore-eda justifient pleinement leur lien : Nobuyo et Juri ont toutes les deux été battues ; la demi-sœur Aki et le client dont elle tombe amoureuse ont les mains abîmées à force de s’être autofrappés ; le père Osamu et le fils Shota se retrouvent tous deux blessés à la jambe. Ce sont les blessures, à la fois réelles et en tant que métaphores de ce que la société leur fait subir, qui les soudent entre eux.
La plus grande qualité du film de Kore-eda, qui à elle seule justifie sa Palme d’or, est que la critique sociale, bien qu’implicite, n’est jamais imposée violemment. Alors que l’argent et les problématiques qu’il engendre sont au cœur du film, le réalisateur évite tout misérabilisme et réussit à déplacer le curseur sur l’importance du lien social, sans jamais faire preuve de naïveté ou de lourdeur, rendant cette œuvre complexe magnifique de simplicité. Car malgré tout son aspect tragique, on se sent si bien dans Une Affaire de famille que le film pourrait continuer des heures sans que l’on se lasse des instants passés dans la maisonnée.
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