Helena de Jérémy Fel : figures maternelles
Paru le 22 août 2018 aux éditions Rivages.
Helena, le second roman de Jérémy Fel après les Loups à leur porte, oppose deux familles antagonistes représentant chacune une vision fantasmée de l’Amérique. D’un côté, il y a Norma et ses trois enfants, Graham, Tommy et Cindy. Une famille sans père qui vit dans la campagne du Kansas, au sein d’une maison isolée dans les terres. Chaque enfant incarne un stéréotype de la jeunesse américaine : Graham est le garçon sensible, féru de poésie, gay-friendly, qui rêve de partir vivre à New York ; Tommy, un adolescent mal dans sa peau, qui se défonce en écoutant du métal, et rêve de Donjons et Dragons ; Cindy, une gamine qui n’a rien demandé à personne, mais dont le joli minois détermine déjà la vie, sa mère Norma voulant la faire concourir à un concours de miss – à noter que la figure du sportif américain benêt est également présente à la périphérie du texte. Marquée par le sceau du malheur et de l’horreur, prisonnière d’une Amérique rurale, la famille de Norma incarne l’aspect Stephen King du roman. À l’autre bout, il y a Hayley et son père. Une famille sans mère qui vit dans une banlieue huppée. Les journées d’Hayley sont rythmées par ses problèmes de mecs, ses soirées chez sa meilleure amie, la coke et l’alcool, et, en filigrane, l’ennui et l’impression d’être constituée d’un trop plein de vide. Elle représente le côté Bret Easton Ellis d’Helena.
La grande idée de Jérémy Fel est de faire se rencontrer ces deux mondes dans un thriller qui reprend les codes des deux auteurs précités, mais avec une sensibilité européenne. On y retrouve King via ce rapport à l’horreur qui peut intervenir n’importe quand et se glisser dans le moindre interstice, et Ellis au travers de cette quête de sens condamnée à l’échec. Au milieu, Jérémy Fel glisse ses propres thèmes : la peur de l’abandon, le sens du sacrifice et plus généralement la question de la parentalité.
Dans Helena, les parents ne savent pas aimer leurs enfants, ou les aiment mal. Successivement, les pères et mères blessent leur progéniture, l’avilissent, ou bien la laissent livrer à elle-même parce qu’ils n’arrivent pas à dompter le propre vide qui les habite, que celui-ci soit lié à une dépression ou la conséquence de traumas passés. Même Norma, prête à tout, pour sauver ses enfants, constitue un anti-modèle, soulignant combien il est dangereux de trop aimer ses fils et filles. Chez elle, être une bonne mère implique de projeter sur ses enfants ses rêves inassouvis, et de contourner la morale pour les protéger de leur propre mal. Un comportement qui l’amène à être dans le déni face aux blessures de Tommy et Cindy.
Comme le confirme les pages liminaires, qu’il s’agisse de la dédicace ou des remerciements, où Fel insiste sur combien nos vies sont déterminées par nos mères, Helena est un roman sur la figure maternelle, qu’elle soit trop présente, ou complètement absente. Tout au long des 730 pages, l’auteur étudie l’impact de leurs actions, ou de leurs non-actions, sur les protagonistes.
S’appuyant sur un sens de la narration qui lui permet de créer de la tension à partir du moindre détail, Jérémy Fel propose un second roman dense et stimulant, qui concilie plusieurs genres, sans pour autant perdre de vue ses propres enjeux. Une vraie réussite.
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