La Grande Idée d’Anton Beraber : tu chériras l’amer
Paru le 23 août 2018 aux éditions Gallimard.
« Plus tard, je le sais, je regretterai de vous avoir raconté tout cela. Il n’y a rien qui s’accommode moins au ciel d’ici, à cette route grise, à vous peut-être aussi que cette histoire. »
Ce volumineux premier roman d’un tout jeune trentenaire vivant au Caire, semblant avoir jailli de nulle part, est un véritable tour de force débordant d’ambition. Thésard intrépide, le narrateur engage une recherche tous azimuts sur les traces d’un mystérieux personnage — le Grec Saul Kaloyannis, marin impétueux, meneur mi-christique mi-maudit, surnommé Saliounis par sa mère comme Malaparte était surnommé Curtino par la sienne —, au péril de sa liberté et bientôt de sa raison, tutoyant un Horla renouvelé.
« Écoute-moi Kaloyannis, homme excellent : tes soldats mangent le pain des fantômes, respirent leur fumée, boivent leur eau. Ils marchent dans le sable sans y laisser d’empreintes et c’est à peine s’ils troublent les miroirs. Ils ont oublié le chemin du retour, je veux dire, comme on oublie sa langue maternelle ou son propre nom. C’est l’abîme qui nous hèle, Kaloyannis ! »
Kaloyannis, Kaloyannis : ce nom résonne comme l’incantation d’un Ulysse moderne à l’équipage perdu. On pense à Joyce sur les traces de L’Odyssée (« l’aurore aux doigts de rose pisse un peu plus loin sur les chromes de la pointeuse »), ainsi qu’au Faulkner d’Absalom, Absalom ! pour l’art de la digression, mais ce sont deux autres auteurs qu’évoque davantage le style de Beraber, deux écrivains différents par la manière et par la renommée. Tout d’abord Pierre Michon, pour l’ampleur du verbe et l’étourdissante érudition. Hubert Mingarelli, ensuite, pour l’apparente simplicité des phrases, l’impossibilité de dater quoi que ce soit précisément ou de retrouver la trace des mots employés.
Dans cette fresque aux airs d’hallucination, histoire et géographie paraissent à la fois triviales et codées. La fameuse Grande Idée, qui donne son titre au roman, est ainsi rien moins qu’une tentative de reconquête depuis Smyrne, aux débuts des années 1920, de l’empire d’Alexandre le Grand. Kaloyannis l’a-t-il initiée, survolée, usurpée ? Il sera tout au long du livre presque impossible de se faire une religion et l’attitude soudain suggérée semble être celle que l’on découvre à travers le témoignage de Socratès Vangelistos, marin qui choisit de ne pas suivre Kaloyannis jusqu’au bout et préfère s’enivrer des vapeurs du lôtos.
Emportés par le ressac d’une prose qui hypnotise à la manière des sirènes, nous passons sans effort du récit du peintre qui prit Kaloyannis pour modèle de son tableau d’Henri de Montfreid, à celui du médecin qui le soigna après son naufrage. Nous errons bientôt parmi les partisans évoquant la figure du héros légendaire, ou demeurons suspendus aux lèvres d’un des derniers témoins, fasciné et impuissant. Ou bien encore l’on repart de plus belle à l’écoute de l’interprète d’un amiral turc, qui adouba puis bannit Kalouyannis, et au son d’une infirmière de l’atelier où, en déroute, celui-ci dut consentir furtivement au travail à la chaîne. Mille vies, pour un roman unique.
« Je me demande si Kaloyannis, au fond, n’a jamais été qu’un prétexte pour cette pierre froide et ces bottes — ce sang dans la poussière où la nuit se reflète. »
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