Évasion de Benjamin Whitmer : anatomie de la ville
Traduit par Jacques Mailhos. Paru le 6 septembre aux éditions Gallmeister.
1960 : depuis 85 ans, Old Lonesome dans le Colorado abrite une prison autour de laquelle s’est peu à peu polarisée la vie de tous ses habitants. Quand douze détenus s’évadent, c’est toute la ville qui se retrouve concernée : du directeur du pénitencier aux gardiens, des riverains aux familles des prisonniers.
Évasion, troisième roman de Benjamin Whitmer, suit alternativement dans ce contexte quatre personnages : le détenu Mopar ; sa cousine Dayton Horn, une fermière hors-la-loi ; Jim Cavey, un gardien spécialiste de la traque ; et Stanley, un journaliste venu couvrir l’affaire. Chacun à leur manière, ils vivent en marge de la société, par nécessité, parce que la vie ne leur a pas laissé le choix. Alors que leurs enjeux sont distincts, ils luttent tous pour leur survie. Qu’il s’agisse de retrouver leur liberté, de sauver un proche, de laver leur honneur ou de nourrir leur famille, les personnages, principaux comme secondaires, sont acculés.
Le roman fait cohabiter deux sensations distinctes : d’un côté l’impression d’être dans un polar à l’américaine, qui s’inscrit dans le territoire (le Colorado) et les grands espaces (la forêt, les montagnes…) ; de l’autre, la sensation d’évoluer dans un monde étrange : une ville dont personne ne peut s’échapper (ce qui ont essayé, comme Dayton, ont fini par y revenir), une ville qui tourne autour d’un seul lieu maléfique (la prison), une ville où les personnage deviennent fous, transformés par des amphétamines. Le lecteur se retrouve à la lisière entre une réalité classique et une action anxiogène. C’est ce décalage qui fait d’Évasion un grand roman.
La ville est un personnage à part entière – ce que confirmera plus tard la structure du récit et le chapitrage –, et parce que c’est un personnage, elle est capable d’émotion et de produire la haine. Jim Cavey et Mopar Horn ont l’impression, à raison, d’être détestés par leur congénères, mais Évasion le démontre bien, ce sont moins les hommes qui les détestent que l’ensemble de la ville. La ville américaine est vue ici comme une broyeuse d’existence, où chaque être humain se sent persécuté par l’autre, où tous pensent avoir raté leur vie.
À un moment, Mopar dit : « Certaines personnes viennent d’une ville et c’est la leur, c’est ce qu’ils sont. » Évasion dévoile alors son véritable projet : raconter le mal-être d’Old Lonesome au travers de ses habitants.
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