Si The Devil and Father Amorth est le premier documentaire de William Friedkin depuis 1974 et ses entretiens avec Fritz Lang, la curiosité que procure l’oeuvre provient d’un second retour aux sources : le cinéaste y arpente les territoires catholiques de son plus grand succès, L’Exorciste. Mais cette fois-ci en mode cartésien.
The Devil and Father Amorth part d’une proposition du père Gabriele Amorth (fan des outrages vécus par Linda Blair) : Friedkin souhaiterait-il assister à un véritable exorcisme ? Évidemment intéressé, le cinéaste, comme au poker, double sa mise : pourrait-il filmer cette séance, à titre personnel ? Réponse du père Amorth : oui, à condition que Friedkin soit seul – d’où l’emploi d’une HD. L’exorcisme filmé par Friedkin chamboule tellement le cinéaste qu’il en confit la bande-vidéo à des médecins, puis à des psychothérapeutes afin qu’ils authentifient, ou non, le cas d’une possession diabolique reconnue par l’Eglise. The Devil and Father Amorth, comme toujours chez l’auteur de Cruising, propose ainsi une confrontation entre un réel difficilement concevable et diverses tentatives pragmatiques d’en expliquer la cause. Sans vraiment trouver de réponses…
La structure de The Devil and Father Amorth est calquée sur celle de L’Exorciste (bien que ce documentaire ne dure qu’une heure et neuf minutes) : Friedkin, à Rome, nous fait languir, voire nous inquiète en parlant de l’exorcisme qu’il a eu le privilège de filmer. Très conscient de ses effets, même dans le cadre d’un documentaire, le cinéaste nous fait d’abord visiter certains lieux ecclésiastiques, puis rend visite à une femme auparavant sanctifiée par le père Amorth. Friedkin, aussi roublard que malin, prend le temps nécessaire afin d’amadouer le spectateur et de l’exciter face à une supposée séquence choc (dans L’Exorciste, il fallait également attendre quarante minutes avant de voir l’irrecevable).
La séquence redoutée de The Devil and Father Amorth ressemble finalement à une version de L’Exorciste sans les maquillages de Dick Smith ni les volontaires extrapolations friedkiniennes : durant dix-sept minutes, Cristina, une jeune Italienne, part en transe, modifie la tonalité de sa voix, redouble de force afin d’échapper aux trois hommes (dont son amoureux) qui la bloquent sur son siège. Loin du père Merrin, Gabriele Amorth est un peu blasé, pas du tout terrorisé. Cristina, de son côté, rejoint les comptes-rendus des rares cas d’exorcismes approuvés par l’Eglise : la possession se manifeste irrégulièrement, jamais longtemps ; la victime ne crache pas de la bile verdâtre ni ne voltige dans les airs ; ses traits faciaux ne se modifient qu’en fonction de la fatigue physique ou de l’anorexie (sur ce point, il faut lire le terrifiant ouvrage L’Exorcisme d’Anneliese Michel de Félicitas D. Goodman).
L’Exorciste partait d’un fait divers controversé : en 1949 dans le Maryland, un jeune garçon soi-disant possédé par le Diable fut soigné par un prêtre exorciste. Friedkin et William Peter Blatty (auteur du roman) exagéraient à des fins cinématographiques le rapport officiel du Vatican : la possession de Regan se montrait non-stop, la victime vomissait, se masturbait avec un crucifix, faisait un 180° avec sa tête… Friedkin agrippait un réel pour l’emmener vers les territoires du mystère. Cet onirisme provoquait un effroi banalement quotidien, car avant de montrer la transformation de Regan en démon, le film insistait d’abord sur le parcours médical de l’adolescente : scanners, hypnose et piqures s’acharnaient sur le corps et le cerveau du « malade ». Le cinéaste prenait soin de rationnaliser la première partie du film pour faire admettre l’aberration qui allait suivre.
The Devil and Father Amorth se construit autour d’un schéma inverse : il s’agit maintenant de partir de l’inconcevable pour confronter celui-ci au réel. L’axe fort de ce documentaire tient moins à sa séance d’exorcisme qu’à la ténacité de Friedkin à vouloir lui trouver une causalité scientifique et thérapeutique. Lors de sa dernière partie, The Devil and Father Amorth renvoie à l’un des plans parmi les plus dérangeants tournés par Friedkin : dans Rampage, une armada de médecins auscultait au scanner le cerveau de l’assassin Charles Reece afin d’y déceler une lésion justifiant ses actes sanguinaires. L’existence du mal peut-il s’analyser et se comprendre grâce à la science ? Eternel questionnement friedkinien.
The Devil and Father Amorth et son point de vue prosaïque, compte tenu de l’absence d’apport fictionnel, laisse néanmoins de marbre. La puissance des films de Friedkin réside dans leurs facultés à filmer une zone intermédiaire entre réalité commune et déformation diabolique. La fiction empiète sur le réel, et il est souvent difficile de séparer les deux. Dans The Devil and Father Amorth, l’absence d’imaginaire condamne l’ouvrage au manichéisme : le spectateur y croit ou pas, il en rigole ou en frémit. Un hors-champ manque à ce documentaire intriguant mais mineur. William Friedkin croit tellement en son sujet qu’il en oublie l’essentiel : cette manipulation nous faisant admettre que les cauchemars filmés proviennent de notre propre conscience, de nos propres pulsions. Dans The Devil and Father Amorth, trop de réel tue les fantasmes du spectateur…