First Man : la mort aux trousses
Sortie le 17 octobre 2018. Durée : 2h20.
First Man vient compléter une trilogie réalisée par Damien Chazelle autour du succès, et des souffrances et sacrifices qui en sont le prix à payer. Après Whiplash et La La Land, First Man vient peut-être même clore cette trilogie, car il s’attaque à l’un des plus grands accomplissements humains de l’histoire récente : avoir envoyé des hommes fouler le sol lunaire, avec Neil Armstrong comme premier d’entre eux.
La cohérence du film vis-à-vis des précédents de Chazelle fait que les épreuves qui vont de pair avec cette réussite deviennent elles aussi colossales, écrasantes. Dès sa mise en place, First Man s’ancre comme un récit de mort, et de survie dans sa signification la plus crue : rester en vie, malgré des incidents potentiellement mortels, ou alors que la mort frappe autour de soi. Le scénario du film fait le choix de démarrer en 1961, un an avant l’entrée de Neil Armstrong au sein du corps des astronautes de la NASA, alors qu’il était pilote d’essai sur des avions-fusées. Ce prélude aux programmes spatiaux Gemini puis Apollo incorpore au récit deux événements tragiques de la vie d’Armstrong. Le décès de sa fille Karen, emportée par une tumeur au cerveau ; et un vol d’essai à bord de l’avion X-15 qui faillit lui coûter sa propre vie. Ce vol comporte une part positive, d’émerveillement et de féerie : le X-15 permet à Armstrong de s’élever au-delà des couches les plus denses de l’atmosphère, ce qui lui fait voir la courbure de la Terre et l’espace qui la borde. Mais le prix à payer pour ces quelques secondes de grâce est terrifiant. Chazelle filme le cockpit de l’avion comme un lieu des plus hostiles, exigu jusqu’à provoquer la claustrophobie, grinçant de mille bruits qui donnent le sentiment que le fuselage va éclater en morceaux, n’acceptant qu’au prix d’un effort extrême de la part d’Armstrong d’appliquer les manœuvres que celui-ci lui commande.
Telles qu’elles sont représentées dans First Man, les années d’Armstrong depuis sa sélection à la NASA jusqu’à son voyage vers la Lune sont saturées d’échos de ces deux épisodes traumatiques. Toutes les fois où l’on voit Armstrong monter dans un véhicule spatial ou un simulateur d’entraînement, il finit évanoui, blessé, ou manque d’un cheveu d’y laisser sa peau. Autour de lui tous sont loin d’être aussi chanceux ou résilients, ce qui fait grandir le sentiment qu’Armstrong devient le premier homme sur la Lune parce qu’il est le dernier encore à même de commander une telle mission. Chaque entrée d’un astronaute dans une capsule spatiale inspire la terreur, qui se révèle trop souvent justifiée. Ce ne sont pas des héros mais des cobayes en sursis, dont les accidents mortels et enterrements donnent à la course à l’espace un tempo de marche funèbre. Se trouvent ainsi rejetés hors du champ du film tout ce qui pourrait faire du chemin de son héros une aventure glorieuse. L’exaltation, l’émulation, l’épanouissement sont des sentiments absents de First Man, comme le soulignent les contributions artistiques aussi superbes que tourmentées de plusieurs acolytes avec lesquels Chazelle avait déjà œuvré sur La La Land : une lumière crépusculaire signée Linus Sandgren, une musique (composée par Justin Hurwitz) aux accents de requiem hanté par des voix de fantômes, et le visage buté de Ryan Gosling, qui incarne Armstrong tel un bloc d’introversion n’offrant aucune prise aux tentatives de communication du monde extérieur.
Le dernier acte du film, qui suit le lancement et le succès de la mission Apollo 11, est l’acmé de ce parcours de tragédie. Ce climax est ainsi le moment choisi par Chazelle pour faire mention du rejet grandissant dans l’opinion publique du programme spatial – au moment de montrer le plus grand accomplissement de ce dernier, First Man se mue en pythie sinistre annonçant de façon prémonitoire la triste fin des missions Apollo (les dernières visites de la Lune, à peine trois ans plus tard, se feront dans un quasi anonymat). Suite à cet aparté, le départ des astronautes pour le pas de tir est accompagné par la récitation en voix-off de la nécrologie qui avait été rédigée au cas où ils ne reviennent pas ; leur repas avant le décollage est filmé comme le dernier de condamnés à mort ; et quand ils parviennent sur la Lune (après une approche finale dont Chazelle tire une extraordinaire scène de suspense à huis clos), celle-ci apparaît comme un cimetière géant, avec ses cratères ressemblant à autant de tombes qui s’étendent à perte de vue.
Le seul acte que l’on voit Armstrong accomplir sur place n’est ni burlesque (bondir en profitant de la gravité plus faible), ni patriotique (planter le drapeau américain), ni constructif (réaliser des expériences scientifiques, récolter des échantillons de sol lunaire) : c’est un déchirant hommage aux morts. Car Chazelle n’a pas pour ambition de raconter une histoire des États-Unis, ni même de leur programme spatial. Son histoire est celle d’un homme parti au péril de sa propre vie vers le plus vaste, le plus lointain et le plus silencieux des cimetières, car cette destination et ce voyage sont les seuls à faire le poids face à son insondable peine. En transformant une histoire vraie fondée sur la science et la technologie en un conte d’un homme parti enterrer symboliquement son enfant sur la Lune, Chazelle rend à notre satellite sa portée fantasmagorique.
Mais la mort et l’isolement ne sont pas des choses que l’on laisse derrière soi en quittant la Lune. Le retour sur Terre de Neil Armstrong et Buzz Aldrin se fait en quarantaine, sans contact possible avec qui que ce soit. C’est là que Chazelle déclenche enfin, à retardement et non en direct, le montage alterné entre les prouesses des astronautes et la liesse populaire qu’elles produisent partout sur notre planète. Et la voix qui prend le dessus dans ce concert de louanges vient d’outre-tombe : celle de Kennedy, l’homme qui a initié l’aventure lunaire et qui est mort avant de la voir devenir réalité. À ce discours d’un mort succède l’ultime scène de First Man, les retrouvailles entre Armstrong et son épouse. Whiplash se terminait sur un échange de regards complices et fiers entre un élève ayant dépassé ses limites physiques et le professeur qui l’avait poussé à bout. Pour eux le jeu en valait la chandelle, à la torture succédait l’apothéose. L’échange de regards qui clôt First Man ne charrie aucune triomphe ; simplement le fait d’être revenu, pour continuer à tromper la mort un jour de plus.