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Attention cet article dévoile de nombreux éléments de l’intrigue de la saison 4 du Bureau des légendes. Il est préférable d’avoir vu la série avant de le lire.

L’anéantissement des liens affectifs

Inutile de préciser que la quatrième saison du Bureau des légendes était attendue au tournant. Après trente épisodes qui formaient une intense tragédie en trois actes autour de l’histoire d’amour impossible entre Guillaume Debailly (Mathieu Kassovitz) et Nadia El Mansour (Zineb Triki), et déployaient un vaste cortège de stratégies géopolitiques, de trahisons secrètes et de sacrifices amers, la nouvelle saison de la série d’espionnage créée par Éric Rochant sonne comme celle du rappel à l’ordre et de la fin de l’aveuglement. Les souvenirs de Debailly/Malotru avec Nadia se voient souillés par les remarques obscènes d’un agent du FSB, comme si le traître de la DGSE, désormais exilé en Russie, découvrait soudain la crudité d’une mémoire sentimentale réduite à l’état de ruine. D’autres traces de l’attachement amoureux se voient rayées de la carte : cette saison ne fait ainsi ni mention de Céline Delorme (Pauline Etienne), l’ex-copine de Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï), ni de Clément Migaud (Mathieu Demy), qui entretenait pourtant à une époque une liaison avec Marie-Jeanne Duthilleul (Florence Loiret-Caille).

La nouvelle saison de la série sonne comme celle du rappel à l’ordre et de la fin de l’aveuglement

Si cette saison ouvre de nouveaux fronts – le terrain de la cyberguerre envoie à Moscou plusieurs agents de la DGSE, dont Marina Loiseau (Sara Giraudeau), tandis que le duo Jonas (Artus)/Jean-Paul (Grégory Fitoussi) traque les derniers djihadistes français au Moyen-Orient en traversant des territoires dévastés –, elle place  ainsi la question de l’anéantissement des liens affectifs au cœur de sa narration. Le fantôme d’Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin) hante Marie-Jeanne, qui se trouve fragilisée et poussée dans ses retranchements par l’arrivée d’un ennemi intérieur, le fameux JJA (Mathieu Amalric), lequel ouvre une enquête interne sur les agissements passés du Bureau des légendes et met un coup de pied dans la fourmilière potentiellement incompétente et irresponsable qu’est devenue cette entité corrompue par son laxisme envers Guillaume Debailly.

On notera que la notion même de bonheur s’avère déterminante dans l’entreprise de recrutement par les services russes de Sylvain Ellenstein (doublement interprété par Jules Sagot et Stefan Crepon) dont Malotru fait croire au FSB qu’il « n’est pas heureux » à la DGSE. Cette saison dévoile de fait l’aspect parfois très routinier des tâches du renseignement français, maintenant que les fortes personnalités qu’étaient Debailly, Duflot ou MAG (Gilles Cohen) ont déserté les bureaux du boulevard Mortier. Plutôt que de secourir Malotru et de chercher à l’exfiltrer des mains de Daech comme dans la précédente saison, la DGSE doit cette fois décider si elle préfère utiliser ses compétences ou à l’inverse se protéger définitivement de sa toxicité. Tel est notamment le cœur de l’opposition entre Marie-Jeanne et JJA qui parcourt toute la saison.

Mathieu Kassovitz (Malotru)

Confusion identitaire

Malotru fera preuve d’une transparence inédite

Pris entre deux feux mais désireux de se racheter, Malotru va se montrer de plus en plus loyal avec la DGSE et fera également preuve d’une transparence inédite avec Samara (Maryana Spivak, vue l’an passé dans Faute d’amour), mère célibataire russe avec qui il entame une idylle. Il lui avoue tout de son métier et de son histoire dans l’épisode 7. Mais cette franchise va de pair avec une forme de résignation et de mélancolie, l’avenir de cette relation étant compromis dès l’origine. Si César, le jeune hacker de la DGSE que Malotru croise à Moscou pour une mission commune, a appris en un temps record à « faire corps avec sa légende », le héros de la série a de son côté bien du mal à faire corps avec une seule légende, tant il en possède un nombre élevé. Aux identités de Guillaume Debailly, Paul Lefebvre ou Malotru vient ainsi s’ajouter le nom que lui donne Samara (« I could be Pacha », lui confirme-t-il).

Ce spectre de l’égarement et de la confusion identitaire contamine également Marina Loiseau. À la fin de l’épisode 5, alors qu’elle se trouve au lit avec son amant russe, la clandestine envoyée au cœur de l’institut Boulgakov nous informe à travers une voix-off qu’elle « attend les instructions » ; son regard désemparé indique combien l’angoisse d’être inutile ou inactive la plonge dans la perplexité. Marina, rebaptisée pour cette mission Rocambole, entame alors une période de « stand-by » et de mise en pause qui durera plus de deux épisodes et demi. Ses craintes reprennent de plus belle dans l’épisode 8, toujours en voix-off : « J’ai peur d’être une veuve noire, une tarentule, je ne peux pas m’empêcher de me dire que je vais encore être celle par qui le malheur arrive. » Le vertige et la quasi résignation des clandestins fait alors écho aux abîmes auxquels se confrontent Jonas et Jean-Paul sur les sols d’Irak et de Syrie. Dans l’épisode 7, le duo croise ainsi un nébuleux personnage qui leur ouvre les portes des morgues de djihadistes. Interprété par Talal Jurdi, ce truculent conteur évoque l’existence d’ « oubliettes » quand il parle des changements d’identité imposés aux prisonniers du régime de Bachar el-Assad : « Si quelqu’un n’obéit pas, c’est la torture jusqu’à ce qu’il oublie son vrai nom. Puis après quelques mois, s’il est vivant, tu le changes de prison et tu lui donnes encore un autre nom. Comme ça il n’existe plus. » Une telle pratique ne semble pas si éloignée de celle de l’espionnage. Marina et Malotru craignent-ils soudain d’être jetés dans les oubliettes de la DGSE et de devenir anonymes s’ils faillissent à leurs missions ? Toujours est-il que cette menace de la damnation relie de manière sombre les différentes intrigues de la saison.

Triomphe de la désolation

Les ultimes épisodes se resserrent néanmoins sur les interactions entre Malotru et Marina, comme si la série assumait là son refus de la surenchère spectaculaire. Alors que l’épisode 8 de la saison 3 (celui de l’évasion de Malotru et de Cochise des griffes de Daech) multipliait les séquences d’action en plein désert, l’épisode 8 de la saison 4 culmine quant à lui avec la dénonciation de Marina par Malotru quand ce dernier voit la photographie de sa collègue sur un des classeurs que lui tend Karlov (Alexey Gorbunov). L’épisode utilise également des flash-backs fouillant les relations entre Debailly et Marie-Jeanne. Au-delà du désir de travailler sur l’intimité des personnages, le procédé permet de répondre en partie aux interrogations de JJA sur les éventuels dysfonctionnements du Bureau des légendes. Il s’avère en effet que les erreurs de jugement ne sont pas l’apanage de Malotru puisque Marie-Jeanne a choisi à la veille du départ en Syrie de Debailly un test, jugé peu pertinent par Duflot, basé sur la séduction et sur l’incitation à coucher ensemble.

Les personnages les plus anciens du Bureau des légendes ne peuvent plus faire l’économie de leur tristesse et de leur impuissance

Parallèlement au doute qui s’immisce dans l’esprit du téléspectateur (Marie-Jeanne nourrit-elle secrètement des sentiments amoureux pour Malotru ?), le rétrécissement de l’intrigue autour du territoire russo-ukrainien a aussi pour but de montrer combien les trajectoires de Marina et Malotru se confondent, se menacent mutuellement et se soumettent aux mêmes schémas, les deux clandestins vedettes de la série vivant chacun une histoire sentimentale sacrificielle en Russie. « Je dois te dire quelque chose : je travaille pour le gouvernement français » avoue une Marina dévastée à Misha (Surho Sugaipov) sur une autoroute ukrainienne au début de l’épisode 9, après que Sisteron a répété à l’arrière d’une station service que la DGSE verrait d’un bon œil que l’espionne française se fasse arrêter par le FSB. Cette obligation de la sincérité, qui va de pair avec un puissant désenchantement souligné dans cette séquence par la musique de ROB, indique combien les personnages les plus anciens du Bureau des légendes sont en quelque sorte arrivés en bout de course et ne peuvent plus faire l’économie de leur tristesse et de leur impuissance. Dans le même épisode, Marie-Jeanne exprime toute sa désolation et sa brisure intérieure quand elle confesse de manière fataliste à Malotru, revenu à Paris, que « depuis le début c’est toujours comme ça, vous êtes un traître utile ».

Sara Giraudeau (Marina Loiseau)

En toute franchise

Si les deux derniers épisodes témoignent d’un certain sens de l’ellipse (le bref séjour en France de Malotru dans l’épisode 9 montre ainsi une série de debriefs, dénués de réel suspense dramatique, avec JJA, Liz Bernstein (Anne Azoulay) ou Jonas), c’est aussi pour mieux faire planer l’ambiguïté sur les ressorts de l’opération finale. On se demande ainsi lors des retrouvailles entre Marina et Malotru dans la froideur d’un matin russo-ukrainien si le piège qui se referme peu à peu sur les personnages résulte d’un plan imaginé par JJA (il proposait à la fin de l’épisode 9 au directeur de la DGSE que Malotru parte « chercher Rocambole » et « ne revienne pas ») dont Sisteron serait également complice.

Malotru comprend vite qu’une anomalie se trame et en avertit la DGSE, mais le duo de clandestins n’en profitera pas moins pour se livrer entretemps à une grande séance d’explication champêtre. « Je ne comprends pas que vous ne soyez pas en prison. C’est à vous que je dois l’une de mes détentions », assène Marina. « C’est aussi à moi que vous devez la deuxième », avance un Malotru toujours plus transparent. La franchise de Malotru se mêle d’ailleurs à la franchise des scénaristes puisque le personnage ajoute qu’ « on ne fait pas une opération par rapport à la précédente : si je devais vous enfoncer une troisième fois, je le ferais. » Soit exactement ce que proclame le créateur du Bureau des légendes, Éric Rochant, qui dit refuser d’écrire une saison en fonction de la réception de la précédente pour mieux repartir à chaque fois à zéro.

Une position intenable

Mathieu Amalric (JJA)

La spécificité de cette fin de saison consiste, justement, à régler le sort de Malotru en obéissant à une forme d’implacabilité de la sanction. Les décisions prises à Paris viennent agir directement sur la chair et le corps du personnage. La stratégie est ouvertement énoncée par le nouveau directeur du Renseignement, Ponte (Laurent Grévill) : « La morale n’a rien à voir dans cette histoire. La question n’est pas de savoir si on sauve notre agent ou non, c’est de savoir si on a intérêt à s’opposer aux Américains. Si je les appelle, je me mets en dette avec eux. » La conclusion de la saison indique aussi que le statut de Malotru au sein de la série est devenu intenable. Le souhait qu’il formule devant Marina dans le dernier épisode paraît ainsi quelque peu coupé des réalités : « Je peux espérer qu’on ne me juge pas, qu’on ne m’emprisonne pas, juste qu’on me mette dans un bureau et qu’on me sorte une fois de temps en temps pour me poser une question (…) Pas de vagues, pas de scandale. » Cette option bienveillante n’était pourtant envisagée par JJA dans aucun des trois scénarios qu’il proposa à la fin de l’épisode 9. Une fois que Malotru a été empoisonné par un agent qui lui dit « Sweet dreams, Mr Bernard », puis met le feu autour de lui, le rêve peut prendre possession du personnage. Mais Malotru semblait du reste déjà se trouver dans l’illusion et rêver éveillé quand il s’imaginait sortir indemne de la situation. De cet ultime épisode aux apparences d’abord glaciales surgissent en fin de compte des flammes qui brûlent. Et tout indique que le feu intérieur de Malotru vit également là ses derniers balbutiements.

Placées sous le signe de la rêverie et du fantasme, les ultimes minutes évoquent une rencontre entre la fin de The Shield et des Soprano

Placées sous le signe de la rêverie et du fantasme, les ultimes minutes évoquent une rencontre entre la fin de la série The Shield (où Vic Mackey reprend une vie de bureau pour prétendument ne plus faire de vagues) et la fin des Soprano (où Tony Soprano est sagement assis au restaurant en attendant femme et enfants). On aperçoit en effet d’abord ce qui semble correspondre au souhait formulé par Malotru (être mis dans un bureau discret) avant qu’une dernière séquence fantasmée – qui sonne comme un hommage au peintre Edward Hopper – ne montre le personnage au restaurant avec sa fille Prune, bientôt rejointe par Nadia El Mansour qu’il accueille par un tendre baiser. Tout sourire, Malotru se trouve là en présence de ses deux amours dans une image de bonheur parfait. Puis, alors que s’enclenche la chanson Habibi (titre signifiant littéralement « mon amour » en arabe) signée Tamino, les sentiments de cette divagation deviennent plus complexes. Notre héros est isolé par la mise en scène et se retrouve seul sur sa chaise face à ces deux femmes qui discutent. Malotru contemple de manière passive ce bonheur figé et semble lentement crouler sous la mélancolie. Si la saison 3 adressait des clins d’œil cinématographiques au Parrain (la tête coupée du chien à la fin du premier épisode) ou à Heat (l’appel téléphonique cornélien entre Nadia et Malotru dans le dernier épisode) et que la saison 4 fait entendre des allusions à Usual Suspects et Robocop, la référence à d’illustres séries américaines souligne cette fois la volonté du Bureau des légendes de rejoindre d’ores et déjà le camp des fins ouvertes, ambivalentes et à interprétations multiples qui ont fait le sel des meilleures productions télévisuelles.

Les paroles de la chanson parlent bien d’un personnage qui brûle (« Habibi, light is burning as I am burning ») et indiquent que ce fantasme final découle des flammes qui entourent Malotru. Le visage du personnage se fait plus grave dans l’ultime plan, qui voit la caméra s’éloigner pour dévoiler progressivement la rue dans laquelle dînent les trois protagonistes. Le héros du Bureau des légendes ne sourit plus du tout dans cette image finale où les fenêtres du restaurant ressemblent à des barreaux de prison. Après la geôle de Daech en saison 3, la prison russe du début de saison 4 ou la planque parisienne de la DGSE où il est retenu dans l’avant-dernier épisode, Malotru paraît à nouveau enfermé, prisonnier cette fois d’un rêve et d’un bonheur imaginaire. Les interprétations divergent quant au fait de savoir si le personnage est décédé ou non dans les flammes. Mais, que Malotru revienne ou non en saison 5, l’essentiel pour la série est d’avoir donné forme au projet sentimental et à l’horizon fantasmatique de son héros. Malotru se projette bel et bien là vers un objectif, tout mélancolique soit-il, et cela lui fournit au moins une raison de vouloir survivre. Son destin est désormais suspendu au coup de téléphone du directeur du Renseignement ainsi qu’au jugement des scénaristes.