Les Billes du Pachinko d’Élisa Shua Dusapin : éclipses coréennes
Il y a deux ans le romancier Éric Faye, d’une plume ample et assurée, livrait avec Éclipses japonaises son évocation des enlèvements de citoyennes nippones perpétrés par le régime nord-coréen. Avec Les Billes du Pachinko, la jeune Élisa Shua Dusapin (26 ans) aborde les rapports entre Japon et Corée sur un mode très différent, tout en retenue, mais dont la complémentarité vient souligner le mystère et le caractère douloureux des rapports entre ces deux entités qui se font face. Ainsi le Choson — ancien nom de la Corée avant sa partition — est un pays qui n’existe plus et dont les grand-parents de la narratrice du roman, installés à Tokyo, cultivent pourtant une nostalgie trouble… au point de ne jamais vouloir y retourner.
Ils tiennent depuis des années une boutique de Pachinko — jeu à mi-chemin entre le flipper vertical et la machine à sous, dont les profits sont souvent mafieux et dont la gestion, depuis la guerre de Corée, est réservée à la communauté coréenne du Japon par un système d’exonérations fiscales — et refusent d’apprendre le japonais. En cela ils rendent hommage à des aïeux coréens qui avaient préféré se couper la langue plutôt que de parler le japonais que l’armée occupante avait décrété idiome unique et obligatoire.
Le second roman d’Élisa Shua Dusapin, plus encore que son précédent (le subtil Hiver à Sokcho paru il y a deux ans et déjà remarqué par la critique), se caractérise par une économie d’effets et par une délicatesse presque superstitieuse. Le talent de la romancière suisse d’origine coréenne est réel pour installer ce que l’on peut qualifier de mise en regard des silences. Elle déploie un art de la suspension tant son texte navigue toujours entre deux cultures, deux voyages, deux âges. Son propos porte sur la filiation — Claire, la narratrice, a grandi en Europe et rend visite au Japon à ses grands-parents coréens qu’elle connaît trop peu à son goût —, mais aussi sur la transmission. Tout en préparant un voyage à Séoul en forme de curieuses retrouvailles familiales, elle donne des cours de français à une fillette prénommée Mieko dont la mère est pourtant professeur de français.
Ce voile d’étrangeté ne quitte jamais les pages de ce livre et son tour délicat. Les dialogues entre la jeune Mieko Ogawa (dont le patrontme est un hommage de la romancière à la nouvelliste Yoko Ogawa, parangon du sombre et du cruel) et Claire sont ainsi parsemés d’éclairs saisissants, comme en témoigne celui-ci : « On devrait mourir comme la mue des animaux. Plus on vieillirait, plus la peau s’éclaircirait. À la fin, on verrait tout l’intérieur de nous, les veines, les os, les sentiments, tout. »
Les lettres suisses nous apportent avec Les Billes du Pachinko un réjouissant rappel : celui d’une nécessité de ne plus seulement lire Ramuz et Jaccottet. Suivez donc avec attention la carrière d’Élisa Shua Dusapin, qui promet d’être longue.
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