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Doubles vies : la résilience du réel

Sorti le 16 janvier 2019. Durée : 1h47.

Par Boris Bastide, le 29-01-2019
Cinéma et Séries

Smartphone à la main, je passe en revue les dernières publications sur mes réseaux sociaux favoris : Instagram et Twitter. Je like un ou deux posts, en retweete un autre. Je jette un œil sur Whatsapp pour savoir si elle ne m’a pas envoyé un message. Sur Gmail. J’hésite à entamer la lecture du livre Tu t’appelais Maria Schneider, que j’ai emprunté quelques heures plus tôt gratuitement à la médiathèque, mais je reste finalement sur mon téléphone, tachant d’éviter au maximum de regarder les bande-annonces qui défilent sur l’écran de la salle 9 de l’UGC Gobelins. Confortablement installé au premier rang, je prends mon mal en patience avant de visionner pour la deuxième fois, aidé de ma carte UGC illimitée, Doubles Vies, le nouveau film d’Olivier Assayas.

Doubles. Vies. Chaque mot compte. Car, contrairement à ses habitudes, le cinéaste fait ici du langage la matière première du film. Le lieu où tout se joue, se noue, sur le registre à la fois de l’explicite et de l’implicite. Une œuvre très étrange quelque part entre la comédie de mœurs bourgeoise à la française et l’objet purement théorique sur un certain état du monde contemporain. Aussi incarné qu’artificiel. La scène inaugurale donne le ton. Léonard (Vincent Macaigne), écrivain, rend visite à son bureau à son éditeur Alain (Guillaume Canet). Les deux hommes y discutent du rôle que peut encore avoir l’écrit à l’ère du numérique, de sa démocratisation via Twitter et les blogs. Il y est question du narcissisme, et l’échange finit par achopper une première fois. Alain voit dans la posture de Leonard de rejeter le matérialisme ambiant une forme ultime de narcissisme. « Je ne te reconnais pas là », finit par lui répondre l’écrivain.

La phrase sera répétée un peu plus tard dans le film sur le plateau de tournage d’une série télé. Lancée à Séléna (Juliette Binoche), la femme d’Alain, actrice, par un de ses amis quand celle-ci confie qu’elle soupçonne son mari d’être infidèle mais qu’elle refuse de le confronter sur le sujet. Répétée car ici tout est double. L’intrigue est ainsi centrée autour de deux couples – Séléna et Alain ; Leonard et Valérie (formidable Nora Hamzawi) – qui ont eux-même chacun une vie tiraillée en deux. Alain a une aventure avec Laure (Christa Théret), la jeune responsable du développement numérique de sa maison d’édition. Séléna et Léonard sont amants depuis six ans. Quant à Valérie, sa vie est très prise par David, le député pour lequel elle travaille et qu’elle accompagne partout.

Cette question de la dualité parcourt tout le film. A plusieurs niveaux. De manière très explicite d’abord, lors des nombreuses discussions théoriques qu’échangent les personnages au sujet de la manière dont on consomme la culture aujourd’hui. Il y a ceux qui défendent le développement du numérique comme un progrès inéluctable qui permet de démocratiser l’accès à l’art. S’enthousiasment du travail de numérisation réalisé par Google, des blogs, ebooks et autres livres audio. Et, de l’autre côté, ceux qui y voient une dilution du rôle et de la valeur de la culture, défendent la persistance des objets physiques. De manière plus implicite, les voilà doubles également dans la manière dont le smartphone installe un régime présence/absence. Lors des scènes de discussion en groupe ou même à deux, les personnages voient régulièrement leur attention détournée par leur téléphone sans que ce soit appuyé par la narration. L’effet de distraction est léger, mais bien présent.

Assayas ambitionne de capter quelque chose de nos vies d’aujourd’hui où l’on se soucie de pouvoir recharger nos portables, où l’on parle plus volontiers de séries que de films, où la conversation est animée aussi par les polémiques qui font rage sur internet, où l’on se défie du politique, des critiques, où l’on peut assumer de se sentir plus facilement attirés par les garçons autant que par les filles, où l’on peut décrire grâce à Google et Wikipedia les jardins de l’Alcazar à Séville sans y être allé là où l’on peine à savoir où peut bien se situer la Mayenne, où l’on accepte de payer un téléphone des centaines d’euros mais où l’on trouve que treize euros pour un livre, c’est trop cher. Une redistribution de notre manière d’appréhender les autres, l’espace, la valeur des choses.

Doubles vies parle de post-vérité, de bulles de filtre. Et enregistre dans ce flot de conversation même, la difficulté à faire aboutir le moindre débat. In fine, tous s’arc-boutent sur leur point de vue. Avec l’idée que chacun a bien le droit à sa propre opinion. Quel que soit son réel degré d’expertise sur le sujet. Plusieurs échanges se terminent même de manière abrupte par une porte que l’on claque ou l’un jet d’objets. Manière de signifier que les mots se heurtent inexorablement à l’impossibilité de concilier quelque chose. La mise en scène, elle, joue beaucoup du champ contre-champ. Isole les personnages là où Assayas aime tant jouer sur le mouvement, la circulation.

Ce régime de la parole mène donc à ce que soit affirmé tout et son contraire sans que l’on sache faire la part des choses

Plus grave sans doute, ce régime de la parole mène donc à ce que soit affirmé tout et son contraire sans que l’on sache faire la part des choses. Les jeunes lisent-ils plus ou moins qu’avant ? L’objet livre est-il condamné à disparaître ? Ces contradictions s’expriment parfois chez les mêmes personnages. Doubles donc. Leonard rejette le terme d’autofiction à la radio pour se le réapproprier ensuite avec Valérie. Séléna passe le film à corriger les autres pour dire que le personnage qu’elle incarne dans la série n’est pas une policière mais une spécialiste des gestions de crise. Sauf à la fin où quand c’est Valérie qui fait la distinction, elle le ramène à sa dimension de flic. Sans compter les nombreux mensonges et jeux de duplicité auxquels chacun se livre. Quand Leonard glisse à son éditeur qu’un des personnages est inspiré par une animatrice télé avec qui il a eu une aventure, c’est pour qu’il ne voit pas que le modèle est en réalité la propre femme de celui-ci. Séléna s’épanche sur les possibles infidélités de son mari en cachant bien qu’elle-même vit une histoire en parallèle sur plusieurs années.

Le narcissisme de l’époque, son relativisme nous emmènent toujours plus loin de la vérité. Et pourtant, la fiction, elle, est sommée de rendre des comptes au réel. C’est là un des nombreux paradoxes que soulève le film. L’époque est à l’obsession de savoir qui se cache derrière les personnages. Juge négativement ceux qui s’octroient trop de liberté avec la réalité. Séléna fait le reproche à Leonard d’avoir écrit qu’elle l’avait sucé un jour au cinéma pendant une séance du Ruban Blanc de Michael Haneke alors que c’était en regardant Le Réveil de la force. Alain prétexte qu’il ne veut pas publier le nouveau manuscrit de Leonard par égard pour l’animatrice télé dont celui-ci avait prétendu s’être inspiré.

La rencontre publique et l’interview radio que subit Leonard est symptomatique de ça. L’écrivain n’a plus la place de parler de son travail, il est sommé de se justifier de s’être inspiré de sa propre vie ou de cette scène de sexe cru pendant un film qui parle tout de même de la montée du nazisme. Le pouvoir de l’anecdote. Dans une des dernières scènes du film, Assayas se joue de ça en faisant dire à Alain qu’il a pensé à Juliette Binoche pour un de ses projets et que Séléna joue l’intermédiaire auprès de l’actrice. Manière de creuser le thème de la dualité et de rappeler la fiction à la réalité de son interprète. De se jouer d’une vérité qui s’élude. De créer un tiraillement à effet comique.

Ce rapport double aux choses, c’est aussi le nôtre au temps. Le film enregistre la montée de l’instantanéité, ce temps de la communication, du ressenti, où tout va toujours plus vite, où tout s’enflamme par l’intermédiaire des réseaux sociaux, et celui plus long de la création, du politique. Comme noyé, incompris, ringardisé, mais nécessaire. Par ricochet, ce mouvement d’accélération du temps s’accompagne d’une emprise de plus en plus forte de la sphère marchande sur le monde de la culture. Les algorithmes promettent de prédire les désirs d’achat des lecteurs sur la base de leur consommation ou de leurs recherches Google. Les titres d’articles de presse sont changés en direct après mesure de leur viralité. Il s’agit d’être efficace. Rentable.

À quel prix ? C’est la sourde inquiétude que porte le film. Séléna et Alain sont ainsi pris en tenaille entre leurs exigences artistiques et les impératifs du marché et du succès. La comédienne hésite à faire une saison de plus de la série qui lui offre un début de reconnaissance mais peu de satisfactions personnelles. Alain consent à éditer des livres de coloriage pour adulte parce qu’il y a une niche d’acheteurs pour ça. La culture réduite au rang de nécessité consommable. La maison d’édition pour laquelle travaille Alain est d’ailleurs un temps dans le viseur d’un entrepreneur qui a fait fortune dans l’internet et dirige une entreprise de téléphonie. L’offre s’avèrera être un simple leurre pour faire diversion et ne pas alerter le marché sur un tout autre contrat signé dans la plus grande confidentialité. Nouvelle preuve s’il en fallait que la culture n’est plus si désirable confronté au monde des nouvelles technologies.

L’autre corollaire de cette accélération du temps, de cette défiance des intermédiaires, de cette montée du relativisme, c’est la lente défaite de la pensée et de l’esprit critique. A plusieurs occasions, il est demandé aux personnages si, pour eux, l’évolution vers un monde de plus en plus dominé par les grands acteurs du numérique est une bonne chose ou une mauvaise chose et ceux-ci se trouvent dans l’impossibilité de répondre. Ils y voient un simple état de fait qu’il est inutile de questionner. Alain s’emporte dans une des scènes en se plaignant qu’en général quand on commence à s’interroger sur le bien fondé des choses aujourd’hui, c’est qu’il est déjà trop tard. Laure conseille à Alain de délaisser les critiques pour s’adresser directement aux consommateurs, jugeant la question de l’analyse, de la pensée des œuvres comme secondaire. Le critique y est d’abord ramené à son rôle de prescripteur. Un combat perdu d’avance face aux influenceurs.

Doubles vies porte en lui une foi qui est celle de la résilience du réel

Doubles vies n’est toutefois en rien un film pessimiste ou cynique. Il porte en lui une foi qui est celle de la résilience du réel. D’une forme d’héritage. Si Assayas essaie de capter quelque chose de la manière dont le numérique change nos vies, il accorde tout autant d’importance à signifier ce qui traverse le temps. Deux belles scènes de confrontation entre Alain et Laure sont assez révélatrice. Dans la première, bousculé, l’éditeur y réaffirme la foi dans son métier et son rapport au livre en évoquant le film Les Communiants d’Ingmar Bergman et ce pasteur qui continue d’officier dans une église vide. Dans la seconde, Laure y évoque son père romancier. On comprend que derrière son obsession pour le numérique, le choix de l’édition est aussi déterminé par quelque chose qui lui a été transmis. Une forme d’amour de l’écrit. Une circulation existait bien de manière souterraine.

« Il faut que tout change pour que rien ne change. » Alain s’amuse de l’obsession contemporaine pour cette phrase citée dans Le Guépard de Visconti. Paradoxe ultime qui raisonnerait si bien avec notre époque. Celle de la fin d’un monde. Doubles vies fait le constant qui si le monde évolue, certaines choses essentielles, elles, résistent au temps. Du besoin de rire, commenter, s’exprimer, moquer, échanger, partager, aimer, construire. Peu importe la forme que cela prend.

Les références à Bergman et Visconti en sont des marqueurs. Cette foi auquel est attaché Assayas est bien évidemment celle d’un cinéma qui serait capable de saisir quelque chose de nos vies, nos âmes, notre histoire, au-delà de l’aspect le plus contemporain. L’image du film et son grain presque passé porte aussi quelque chose de l’histoire, loin des photographies plus lisses du numérique. Doubles vies est ainsi en premier lieu l’histoire de l’accouchement d’une vérité. Chacun des personnages évolue vers une forme de plus grande sincérité. À la fois avec les autres et avec eux-mêmes.

L’histoire d’amour entre Valérie et Leonard est des plus touchantes pour ça. Valérie nous touche au cœur une première fois quand elle confronte son compagnon pour savoir s’il est infidèle, lui déclarant son amour malgré toutes leurs différences. Elle ouvre déjà un pont entre les contraires dans cet univers complètement désaccordé. A la fin du film, c’est lui qui confesse finalement son histoire parallèle avec Séléna alors que celle-ci vient de se finir. Manière de repartir sur des bases saines, vraies. De répondre avec sincérité à une question qu’il avait éludé bien plus tôt dans le film. Valérie tente de défendre le mérite de l’implicite. Lui s’en défend, « au moins, ça a le mérite d’être dit ». La libération de la parole permet une véritable confrontation avec le réel.

Ce beau mouvement s’accompagne d’un épilogue bouleversant où isolés en pleine nature, Valérie confie à Léonard qu’elle est enceinte alors que toutes leurs tentatives pour avoir un enfant avaient toujours échoué. Qu’ils ne se croyaient pas compatible. Lui a repris l’écriture. Elle lui offre le geste de création ultime. Celui qui perpétue l’humanité. Inscrit leur amour dans la durée. « Es-tu heureux ? », lui demande-t-elle. Il lui offre en réponse un large sourire et lâche oui. « C’est un miracle », commentera-t-il, s’amusant de la pauvreté de leur vie sexuelle des dernières semaines. Une foi intangible dans le cinéma. Un miracle. S’il pointe nos tiraillements et notre dualité, Assayas reste résolument du côté de la pensée et de la vie. Résilient face à la tentation médiocre de l’époque.