Le travail d’archéologie se poursuit. En 2012, la traductrice Céline Leroy et les éditions Cambourakis avaient mis la main sur le premier roman de Don Carpenter, Sale temps pour les braves, écrit en 1966 par un auteur qui avait eu son petit succès à l’époque et qui était peu à peu tombé dans l’oubli. Ami de l’écrivain Richard Brautigan, Carpenter avait connu un destin fitzgeraldien à Hollywood, avant de se suicider en 1995, ravagé par la maladie.
Depuis sa redécouverte en 2010 aux Etats-Unis,– et donc en 2012 en France –, les éditions Cambourakis traduisent un à un les romans de Carpenter. Après Sale temps pour les braves, on a eu droit, entre autre, à Promo 49 et Deux comédiens. Et puis, en 2016, sortait Un dernier verre au bar sans nom, superbe roman choral sur l’écriture, le métier d’écrivain et les désillusions et l’alcool.
C’est sur ce roman que Carpenter travaillait à sa mort. Il ressemble en effet à un testament dans lequel il retrace toutes les vies qu’il a vécues : écrivain prometteur, soldat, petite main pour Hollywood, homme aimant et aimé puis quitté. Le roman d’une vie d’écrivain, non linéaire, mais lumineuse.
Clair obscur est, chronologiquement, son deuxième roman. Publié en 1967, un an après Sale temps pour les braves, il semble en constituer le prolongement puisque le premier chapitre est lui aussi le récit d’un enfermement.
Sale temps pour les braves racontait l’histoire chaotique d’un jeune homme ayant passé plus de temps enfermé dans des maisons de correction, redressement, ou prison, et qui essaye, malgré tout, d’échapper à ce destin qui le conduirait tout droit au couloir de la mort. Pour en sortir, il accepte de se normaliser et de fonder une famille.
Clair obscur s’ouvre sur un autre personnage ayant passé la majeure partie de sa vie enfermé, cette fois-ci dix-huit ans dans un hôpital psychiatrique. Semple est un gars simple, sale, physiquement répugnant, à la peau croûteuse, à l’acné purulent malgré l’âge adulte, passant pour l’idiot du village. Faute de place pour accueillir de nouveaux fous, il est libéré, les médecins considérant que Semple parvient désormais à maîtriser ses accès de violence et qu’il fait partie des prisonniers les plus à même de se réinsérer dans la société – comprenez trouver un job et le garder.
La première partie du roman s’appelle « Dehors », et l’on suit les premiers pas de Semple dans sa vie nouvelle où la liberté est retrouvée. À ciel ouvert, Carpenter alterne les chapitres et les époques, faisant évoluer son personnage principal d’un temps à un autre. Semple est tour à tour l’homme qui vient de sortir de détention et qui s’évertue à garder son travail épuisant sans faire de vague, et l’adolescent mal dans sa peau, enfermé dans une famille d’alcooliques qui lui ment sur l’identité de sa véritable mère, enfermé dans le personnage du freak du lycée, le souffre-douleur qu’on aime frapper, humilier, insulter.
Autour de Semple, homme solitaire, gravite toute une galerie de personnages : ses anciens camarades de lycée, ses collègues de travail, sa voisine. C’est là l’une des marques de fabrique de Carpenter : il parvient à s’attarder trois ou cinq pages sur un personnage secondaire, lui donnant vie, corps et âme, lui prêtant des intentions précises, le mettant en scène comme s’il s’agissait d’un personnage clé pour la suite, puis il l’abandonne sur le bord de la route au paragraphe suivant pour reprendre le fil de son récit. Comme un orchestre de jazz, jouant ensemble pour l’ouverture et répétant le thème principal du morceau, puis séparé par différents solos comme autant d’instruments, avant de revenir pour le final.
Et c’est un de ces gros plan qui nous présente le nœud du roman, lorsque l’on suit les atermoiements puériles d’une jeune lycéenne qui s’en va croiser la route du jeune Semple, précipitant ce dernier à l’asile. Si l’enfermement est un thème central dans l’œuvre de Carpenter, il faut y voir là une représentation différente, à savoir le personnage enfermé dans son destin, puisque chaque action insignifiance de la jeune fille entraîne des conséquences aussi futiles que tragiques, la menant inexorablement, comme une machine infernale actionnée à tort et que l’on ne peut plus arrêter, à sa perte.
La seconde partie s’appelle « Dedans », pourtant, Semple est toujours en liberté, dans sa nouvelle vie. Le Dehors de la première partie était physique, le Dedans de la seconde est peut-être davantage psychologique.
Dans la tête de Semple, on le suit traversant la ville pour observer cette femme à sa fenêtre, l’épouse de Harold Hunt, celui qui, au lycée, le tourmentait plus que les autres. Cette femme, le plus souvent seule et triste, est à son tour enfermée – physiquement, puisqu’elle ne sort jamais de sa maison, et maritalement, puisque la voilà incapable de s’échapper de ce mariage qui, visiblement, ne peut plus lui convenir. L’implosion viendra-t-elle de l’intérieur, comme le suggère le titre de la seconde partie ? Ou bien, peut-être que rien ne débordera du cadre, des quatre murs qui barricadent chacun des personnages ?
Don Carpenter aime peut-être trop ses personnages pour se risquer au pessimisme. Plutôt, il assure à chacun une issu de secours, libre ensuite à eux de l’emprunter ou non. Le combat entre l’intérieur et l’extérieur est, dans ce roman, un combat entre l’ombre et la lumière, le clair et l’obscur.
Lorsque le titre évoque la lumière et l’ombre, c’est pour envoyer le message que dans chaque cœur malveillant, infâme, répugnant et atroce, il y a tout de même une lumière qui emporte tout. Sa traductrice Céline Leroy disait de Carpenter qu’il avait une « insistance à toujours aller chercher la part d’humanité de ses personnages. » L’humain est, en effet, fait d’éclats et d’ombres, de zones claires et obscures. Aucun des personnages minutieusement décrit et mis en scène par Carpenter n’échappe à cette règle.
Lorsque les mondes de Harold Hunt s’écroulent, c’est parce qu’il est gouverné par la peur et non par une malhonnêteté ou une cruauté véritables.
Les monstruosités de Semple sont balayées par une empathie sincère et un désir véritable de faire le bien. Il a des faiblesses terribles que sa voisine – un autre de ces personnages qui vont et viennent sur quelques pages – tente de gommer pour élever la part magnifique qu’elle voit en lui. Peut-être souhaite-t-il simplement l’oublier pour rester dans le personnage dans lequel il s’est enfermé.
Peut-être est-ce cela le véritable propos de l’œuvre de Don Carpenter : nous sommes tous enfermés dans nos vies. La seule chose à faire serait alors de se tourner vers l’intérieur et y trouver là la seule liberté possible. Dehors, la nuit. À l’intérieur, la clarté.