Russian Doll : la mort lui va si bien
Diffusion en France sur Netflix (1 saison).
Jusqu’à aujourd’hui, Natasha Lyonne était surtout connue pour le rôle de Nicky Nichols, l’ex-junkie lesbienne de Orange Is The New Black. La verve mordante et l’énergie intarissable que Lyonne insufflait à son personnage sont de nouveau là dans la mini-série Russian Doll, à la fois devant la caméra (où elle tient le rôle principal de Nadia) et derrière – puisque qu’elle est également co-créatrice de la série (avec Leslye Headland et Amy Poehler), et scénariste et réalisatrice de plusieurs épisodes. Cet allant et cette intensité, dont la présence de Lyonne est la source première, suffiraient à eux seuls pour faire exister Russian Doll en dehors de l’ombre du film Un jour sans fin, référence à laquelle on pense forcément au vu de son postulat de départ. Nadia se retrouve piégée dans une boucle temporelle qui lui fait revivre la soirée de son trente-sixième anniversaire à chaque fois qu’elle meurt, de même que le héros de Un jour sans fin, joué par Bill Murray, devait revivre éternellement la même journée. Mais on ne pourrait concevoir plus parfaite antithèse de l’attitude flegmatique et désabusée de Murray, que les réactions de pile électrique et les réparties cinglantes de Lyonne.
Russian Doll est diffusée sur Netflix peu de temps après le film High Flying Bird de Steven Soderbergh, à propos duquel nous écrivions qu’il constitue par certains aspects une mise en abyme du site de streaming. La série de Lyonne et ses consœurs en est une encore plus nette. L’acte de binge-watching, en cliquant pour enchaîner un épisode après l’autre sans interruption, se superpose à la conduite de Nadia, dont la réaction après chaque reset (qui la ramène au même endroit, comme nous revenons à la même interface à la fin d’un épisode) est de repartir bille en tête dans le feu de l’action, pour faire de cette occurrence la bonne, celle où elle trouvera la solution à son supplice. Au-delà du système Netflix, Russian Doll intègre à son récit une autre mise en abyme plus générale des fictions : celle de la difficulté, qui peut s’avérer insurmontable, à raconter à autrui l’histoire d’un film ou d’une série qu’il ou elle n’a pas vu. Tout comme un tel récit ne fait sens que lorsqu’on le voit exister à l’écran, ce que Nadia traverse lui est impossible à faire comprendre aux gens autour d’elle qui ne le vivent pas elles-mêmes – d’où l’importance vitale pour elle de la découverte en cours de route d’une autre personne piégée dans le même labyrinthe.
À la décharge des proches de Nadia décontenancés par ses tentatives d’explications, son histoire est particulièrement alambiquée. Le trio de créatrices de Russian Doll ne s’en est pas tenu à un ou deux types de perturbations de l’espace-temps ; leur œuvre mixe une quantité démesurée d’influences de mondes parallèles et de boucles temporelles, avec un dynamisme tout aussi fou. Chaque épisode révèle au minimum une nouvelle ramification à son arbre d’évènements fantastiques, piochant partout dans la littérature et le cinéma. À titre d’exemple, alors que l’avant-dernier épisode lorgne vers l’univers du roman Ubik de Philip K. Dick, le suivant bascule vers une situation plus proche du film d’animation Your Name. Lyonne, Headland et Poehler ont mis en place une surenchère ininterrompue, de la première à la dernière minute de la série, des épreuves et énigmes imposées à l’héroïne ; laquelle, tornade increvable, y répond par une débauche d’énergie de chaque instant. L’équilibre entre les deux forces en présence est parfait.
En s’engageant totalement dans la voie de la science-fiction, Russian Doll atteint une vérité humaine bien réelle : le fait qu’il n’existe pas de réponse simple à la question de la conduite de l’existence. C’est une construction au jour le jour, qui évolue plus en réaction aux accidents extérieurs qu’en suivant un plan préétabli, et où les déviations et revirements croissent de manière exponentielle (de même que les façons de mourir dans le cas de Nadia). New York, cadre de la série, est un lieu idéal pour mettre en exergue ces débordements et cette multiplicité de la vie autour d’un individu – qui offriront à Nadia des ouvertures en pagaille pour se lancer dans une nouvelle tentative, radicalement différente des précédentes, de s’extraire de la boucle. Vivre dans une telle mégapole, c’est déjà évoluer en permanence dans un mélange d’univers hétéroclites voire contradictoires, et qui pourtant cohabitent à quelques pâtés de maisons. Sans sortir des limites du quartier de Nadia et d’une période de vingt-quatre heures rejouée à l’infini, Russian Doll accole fêtes de hipsters et clochards zonant dans les parcs, développeurs de jeux vidéo et psychothérapeutes, restaurants huppés et épiceries de quartier…
Les personnages qui composent ce monde peuvent bien ne pas avoir nécessairement d’arc narratif complet, et apparaître ou disparaître au gré des resets et des choix de Nadia, tous sans exception se révèlent attachants, complexes, changeants ; méritant de jouer les premiers rôles et non les utilités. C’est quand Nadia fait pleinement sienne cette idée que son odyssée temporelle trouve une issue positive, sous la forme d’une dernière mise en abyme : l’héroïne de la série élève à son niveau, et sauve la vie, de celui qui n’était qu’un figurant ignoré dans le premier épisode. [Ce qui nous met sous la menace de nous retrouver à notre tour piégés dans une boucle temporelle, car la tentation existe alors de relancer la série depuis le début avec un regard renouvelé.]