Douleur et gloire : rouge plus très vif
Présenté le vendredi 17 mai en compétition officielle du festival de Cannes 2019.
Penélope Cruz décrit, à travers trois des six films de Pedro Almodóvar au générique desquels elle figure, une trajectoire que l’on peut qualifier de symptomatique. Dans En chair et en os – alors âgée de 23 ans – elle campe une femme accouchant sous l’ère franquiste, dans un bus, du futur héros du film qui s’ouvre. Douze ans plus tard, dans les somptueuses Étreintes brisées, elle joue le rôle d’une actrice totale, paradigme d’Hollywood et fantasme fatal d’un cinéaste démiurge ; Almodóvar n’a jamais été aussi loin dans la mise en abyme de son art, il est alors à son sommet absolu.
Puis arrive, ce mois-ci à Cannes et partout en salles, le dernier avatar almodovarien de l’actrice de 45 ans : elle tient dans Douleur et gloire, œuvre ouvertement autobiographique d’un cinéaste connaissant un long passage à vide, le rôle de la mère de ce dernier quand il était enfant. Matrice-Sommet-Matrice : ce trajet symétrique n’effectue pas pour autant une révolution, car entre temps le réalisateur espagnol a fait sa mue, passant d’un cinéma de l’écriture à un cinéma de l’épure. Une épure qui ne trouble en rien le talent de mise en scène, au contraire, mais qui s’accompagne d’un sentiment de virage mal négocié.
Car si l’œuvre est indubitablement autofictive, l’autoportrait s’exécute dans un mouvement de torsion dont la clé se trouve dans une des scènes finales. La mère du cinéaste joué par Antonio Banderas et renommé Salvador Mallo, maintenant âgée, adresse alors des reproches à son fils. Se faisant la porte-parole de ses voisines, procédé rhétorique on le verra, la mère du petit Salva devenu grand déplore son usage de l’autofiction au cinéma. « Elles n’aiment pas ça », dit-elle. Le personnage de Mallo s’en défend, et il se fait en cela l’ambassadeur d’Almodóvar lui-même. Car son autobiographie s’écrit à reculons.
Dans une autre scène, le cinéaste a la réplique suivante : « Je crois que je ne me suis pas remis de la mort de ma mère ». Il croit, mais n’est pas sûr. Plus tôt il confessait ne croire en Dieu qu’en période de douleur physique et cela se retrouve en acte dans son film : on a peine à croire que la mort de sa mère ait affecté le personnage. Celle-ci se montre le plus souvent froide et distante, comme évidée, à l’opposé du personnage de la mère dans Mia madre de Nanni Moretti, film auquel plusieurs critiques ont comparé Douleur et gloire.
Un des moments cathartiques du film a lieu dans un petit théâtre de Madrid. On y voit un acteur seul en scène, très proche du public dans lequel un homme ne peut contenir ses larmes. On pense à Parle avec elle et à la scène suspendue où Caetano Veloso chante sur fond de jardin andalou. Les personnages pleurent en l’écoutant, ils versent des larmes allégoriques car l’intrigue a lieu loin de là, dans les couloirs d’un hôpital. 17 ans après, à Madrid, les larmes du spectateur de théâtre ne sont plus allégoriques mais performatives : elles viendront très vite provoquer les retrouvailles de Salvador et de son ancien amant, ému au point de raviver le passé.
Cet écart, ce déplacement artistique, est également visible dans deux autres moments des deux films. Il s’agit de deux sortes de court-métrages enchâssés dans les longs. C’est un moment de cinéma muet érotico-mystique dans Parle avec elle et un clip médico-biographique dans Douleur et gloire. Là où le premier est d’une grande beauté plastique et puissant d’évocation, le second met une esthétique moderniste plutôt laide au service du désarroi d’un personnage souffrant de tout, y compris d’hypocondrie. L’efficacité est un domaine qu’Almodóvar investit de façon inattendue mais d’autant plus intéressante.
La prestation d’Antonio Banderas, pour finir, est une prouesse de lenteur et de pathos ambigu. C’est la plus saisissante, et peut-être la seule composition de ce film tout en retenue. Almodóvar semble s’en remettre de manière totale au seul jeu de l’acteur. Tel un joueur débutant de poker menteur, il met sur le tapis tout son art pour une seule réplique. Car comme le suggère le retournement-gigogne final, le temps presse et Pedro n’aime pas les mensonges.