Chimère d’Emmanuelle Pireyre : sanctuaire collectif
Paru le 22 août 2019 aux éditions de l'Olivier.
Une chimère est à l’origine un être mythologique bigarré. Par déformation (sic), c’est devenu un organisme possédant plusieurs génotypes distincts et, aussi, le synonyme d’une illusion. Le roman dont il s’agit ici reprend cette définition dans le sens anti-chronologique, comme on remonte un fleuve. Wendy – pas celle de Peter Pan – est le personnage de manouche au centre de ce livre. Elle en est le cœur vibrant, même si Emmanuelle Pireyre, dite Emma, l’écrit à la première personne de son point de vue de romancière.
Wendy se bat contre les chimères des paysans. Elle peine à comprendre les gadjé, ceux qui ne sont pas gitans, ceux précisément qu’elle nomme les paysans. Elle a du mal à comprendre pourquoi ils s’entêtent, pourquoi ils confondent sans arrêt l’amont et l’aval, pourquoi enfin ils réfutent l’essence du voyage, l’âme du peuple rrom – même cette graphie correcte de leur nom, ils l’ignorent. Mais elle pressent que c’est parce que Dieu ne les a pas choisis, enfin pas encore, alors elle veut les aider. Elle veut même les guérir de pareil maléfice.
Pour cela elle va avoir la chance d’être tirée au sort par l’Europe, berceau des paysans. La Commission européenne organise en effet des conférences de citoyens sur des thèmes aussi divers que les OGM, le Terrorisme, la PMA ou l’Intelligence artificielle. À la France est attribuée le sujet du Temps libre. Une piquante ironie développée sous la plume et les yeux d’Emma qui verra bientôt Wendy mener une danseuse coréenne comateuse, un eurocrate belge dépressif, une Française oisive pré-Alzheimer et une chimère homme-chien nommée Alistair sur la voie du salut.
Avec un sens de la gêne qui confine au génie, Emmanuel Pireyre tire le fil qui mène d’une commande du journal Libération à une sorte de talk-show messianique mêlant Éric Rohmer et David Lynch. Par son art de l’intertitre et sa prose faussement nonchalante, elle nous balade tambour battant sur les terres d’un avenir qui ne sait absolument pas où il va et qui se laisse guider par les histrions d’une Histoire revisitée. Tout est est vraisemblable, ce qui rend l’hilarité qui nous échappe d’autant plus inquiétante.
Le point culminant du livre est un monochrome, le Carré blanc sur fond blanc du peintre suprématiste russe Kasimir Malévitch (1918), mentionné par le panel des Français à titre de matérialisation de la paresse et de l’indolence. Il n’est pas anodin que la romancière ait choisi ce tableau plutôt qu’un autre, le Carré noir sur fond blanc (1915), qui orna de Leningrad à Moscou la camionnette transportant le cercueil de l’artiste mort en 1935, à la veille des congés payés du côté de chez nous.
Car on trouve dans l’univers de Pireyre une pulsion de vie qui transforme l’énergie des muscles zygomatiques en matière à penser. Elle traite tous les sujets du moment – biodiversité, migrants, transgenre – par la bande en y appliquant une couche de farce qui préserve les nuances et les aspérités. Son roman n’est pas une satire parce qu’elle est embarquée avec la folie de ses personnages. Embedded, diraient les woke people auxquels elle confesse appartenir tout en n’y voyant pas une raison suffisante pour arrêter de s’interroger. Si le monde est une question, Pireyre étouffe la réponse dans un grand éclat de rire.
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