Par les routes de Sylvain Prudhomme : la carte du tendre
Paru le 22 août 2019 aux éditions Gallimard.
Nous avons tous en tête des exemples de ces amitiés mi-toxiques mi-fascinantes, avec des personnalités entières mais immatures, en un mot invivables. Sylvain Prudhomme, à travers un roman subtil et maîtrisé, a voulu s’intéresser à la vie d’un de ces êtres invivables. Il ne lui donnera pas de nom, l’essentialisant par sa fonction d’autostoppeur, mais ce ne sera qu’un hommage de plus à la beauté du mystère qui habite ce personnage. Car que poursuit l’autostoppeur, sinon rien ? Il est l’homme vide qui remplit l’autre, le miroir des états d’âme.
Sacha, le narrateur de Par les routes, ressemble beaucoup au romancier. Ils sont tous deux écrivains, viennent d’avoir quarante ans et partent en province, dans une petite ville du Sud, pour faire le point en général et tâcher d’écrire, en particulier. Là où leurs chemins divergent, c’est que le narrateur ne mènera pas à bien son projet d’écriture, lui préférant une installation aux confins des arts plastiques et de la poésie, dont les quelques évocations laissent interdit.
Jadis, Sacha et l’autostoppeur étaient amis. Ils se sont quittés fâchés. Dans son exil volontaire, Sacha le retrouve via des amis communs, recommence à le fréquenter. Il est désormais marié. Sa compagne Marie et lui sont parents d’Agustín, un enfant de 9 ans. Prêt à laisser un seconde chance à leur amitié, Sacha va néanmoins être beaucoup plus en contact avec Marie et Agustín qu’avec son vieil ami. Car voilà : il arrive souvent que ce dernier parte soudain sans coup férir, pour des durées indéterminées, là où le mènent des conducteurs adeptes de l’auto-stop – à l’heure de blablacar, cela existe encore – et acceptant d’œuvrer au trajet que leur hôte a vaguement échafaudé à l’avance.
Les motifs de ces voyages, qui finiront par lasser Marie et meurtrir Agustín, sont en effet aussi fantasques qu’une poursuite de noms de villages étranges (champ lexical donné, prénoms connus, familles toponymiques particulières, etc.), un recueil oral des confidences les plus multiples ou encore la composition d’un pêle-mêle géant de Polaroïds qu’il prend des personnes l’accueillant à leur bord, cadre qu’il charge bientôt ses trois proches de composer pour lui en leur envoyant les clichés par la poste à l’occasion de ses nombreuses étapes.
Tout cela ne sera pas sans conséquences car Marie, loin des bras de son amoureux de baroudeur, tombera dans ceux de Sacha et aussi d’un ancien compagnon devenu éditeur, sans obtenir d’issue satisfaisante à ses yeux. Le beau personnage de Marie, traductrice de l’italien, trouvera sa dignité en gardant la main sur son autre absolu, prenant le volant une fois pour toute au nom de l’amour, pas pour le plaisir de conduire, mais pour celui d’être. Elle évoque en cela la Béatrice de Dante, mais comme si nous accédions enfin à son point de vue et non plus seulement à celui du grand poète.
Le second roman de Sylvain Prudhomme, L’Affaire Furtif, avait marqué beaucoup d’esprits par sa capacité, en 120 petites pages, à déployer un univers tant baroque qu’érudit, au service d’une inextinguible soif de liberté. Avec Par les routes, le romancier aborde à sa façon le thème de la maturité et c’est peu dire qu’il ne le fait comme personne. Le tableau final du roman, dont on ne déflorera rien sinon qu’il n’est pas moins délicat et irrésolu que le reste, montre à quel point Prudhomme fait du roman de maturité un défi irréel, une passade, car son esthétique est tout sauf morale. Son souffle est d’un autre voyage.
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