Le Mans 66 : La solitude du pilote de bolide
Durée : 2h33. Sortie : 13 novembre 2019.
Le Mans 66 est un plaisir, un bonheur de fana de voiture, une ode à la carlingue qui tangue puis semble voler. Un vrai film de sport, avec des notes de politique, d’argent, d’industrie. Une histoire pleine de rebondissements, propre, qui file droit comme une voiture Ford.
Le film relate le parcours d’un ancien pilote ayant gagné les 24 heures du Mans en 1959, Carroll Shelby (Matt Damon) et sa relation amicale avec celui qu’il embarque dans l’aventure Ford, considérant qu’il est le seul pilote à pouvoir reproduire son exploit, Ken Miles (Christian Bale). Chaque homme est le reflet de l’autre, Damon en texan gentillet, Bale en trublion cabotinant. Les deux hommes mènent l’histoire. Mieux : ils maîtrisent tellement la notion de passion qui anime les pilotes, que leur jeu transpire l’essence même de la course, de l’envie. Leur amusement est palpable.
Ouverture : une séquence de pluie, nuit noire, sur le circuit du Mans, Shelby gagne la course. Moment de grâce teinté de difficultés. L’image est un peu floue. Face à la route, on voit la ligne droite, la dernière, celle qui amène à la victoire, ce que James Mangold, d’ailleurs, ne filme pas. Sous ces gouttes, palpite la vitesse, se dessine un instant d’envol. Retour à la terre ferme : un médecin annonce à Shelby qu’il ne peut plus, ne doit plus courir. Problèmes de tension, coeur qui s’agite : comme potentielle victime d’un arrêt cardiaque, Shelby devient vendeur de voiture. De son côté Miles dirige un garage et se trouve aux prises avec le fisc. Femme belle et compréhensive. Petit garçon fasciné et très sympathique. Au gré d’une séquence digne de Mad Men, des hommes en costume suivent Henry Ford, deuxième du nom, dans une usine. Des costumes, des cravates, des volutes de cigarettes, une chaîne de construction en contrebas, les ouvriers plus crasseux. Le dirigeant grossier arrête les machines et renvoie tout le monde chez lui, sauf si l’un d’entre eux a une idée brillante pour redresser la société (vieille de 60 ans !). Lee Lacocca, un vrai pubard qui a un peu la foi, propose la possibilité de racheter Ferrari. Pour vendre Ford au grand public, il leur faut du glamour, de la vitesse, de la victoire ! Il leur faudra une voiture de course, investir dans des gagnants, avec un budget à la hauteur. Déjà, notre responsable marketing se voit couper l’enthousiasme par un vice-président pas très sympathique : le méchant est là, dents blanches, mèche blonde.
Après une visite perdue d’avance chez la Scuderia italienne, le Duc Ford décide de monter sa team : l’institution américaine gagnera les 24 heures avec une de leur future voiture de course. Une équipe est montée avec Carroll Shelby en chef. Il recommande immédiatement Miles, à l’humeur variable, se trouve être le meilleur pilote mais aussi “constructeur” de cette voiture.
Oui, constructeur. Mangold dévelope un propos voisin de celui que déroulait Ron Howard dans Rush : en opposant James Hunt, sanguin, à Nikki Lauda, calculateur, ce dernier expliquait que c’est la compréhension de la voiture qui fait la course. Lauda est un coureur connu pour avoir changé le monde de la Formule 1, et d’autant plus les voitures Ferrari, en recherchant l’excellence technique, la fiabilité. C’est également le propos de Le Mans 66 : définir qu’une course se gagne avec plusieurs éléments dont certains purement techniques. On peut y voir une manière de ne plus vendre le héros avec seulement son individualité pour gagner ou survivre. Travail d’équipe. Fin de l’hégémonie du personnage tout puissant qui, quand il veut, peut. Miles ressemble au contraire à un Quichotte contre les moulins à vent : plusieurs fois, l’équipe Ford lui refuse qu’il fasse la course, qu’il fasse même partie de l’aventure.
Alors qu’aujourd’hui, les pilotes de F1 sont câblés, en contact quasi constant avec les stands, on peut être surpris de voir qu’en 1966, un coureur se débrouille seul. Surprise aussi de l’inconséquence des méchants du film, ceux qui portent des costumes, qui ne s’intéressent à rien, qui construisent des voitures sans raison, sans amour, sans passion. C’est l’inverse d’une préparation d’une course. L’isolement que confère la place de pilote est aujourd’hui respecté, entendu. Il est maître à bord parce que lui seul, à ce moment précis, sait. Et si la voiture se fendille, se détruit, s’échauffe en cours de piste, tant pis : la solitude du coureur de bolide.
Mais cette solitude, sujet récurrent des films de course, est prise selon un autre angle dans Le Mans 66. Le réalisateur teinte ce propos trop habituel pour en dessiner une trajectoire différente : plusieurs efforts pour faire de la solitude du cockpit une finalité parfaite, une victoire collective mais simplement conduite par un seul homme. Quelques heures avant le départ, Miles, en proie à une insomnie, s’en va marcher jusqu’au premier virage sous la pluie. Mais il le fait après avoir croisé son acolyte : Shelby et lui discutent, rapidement. Compréhension, fluidité. Tout le monde sait de quoi il parle et Mangold nous fait sentir partie prenante. Même si le personnage de Miles est un incompris bourru, il n’est pas si seul. La fin arrive ainsi plus tonitruante, violente. La course est un sport dans lequel l’être humain se met en face à face avec la mort. C’est l’apanage même de cette pratique, cette fatalité forcément repoussée, ce contrat avec stipulation de l’hypothétique absolu. Mangold en parle peu pour justement finir sur l’incongruité de l’accident, du risque transformé. Il effleure le sujet, suggérant que l’important est de parler de la voiture, des sensations, de l’élan de tous vers le même but : il pointe ce qui est intéressant, ce qui l’emballe, ce qu’il veut nous raconter même sans tout connaître, ou tout savoir. Il fait le pari que nous allons saisir la vitesse, la sueur, la victoire sans nous partager une expérience de mort.
La course, véritable sujet du film. Pour les passionnés de bolide, Le Mans 66 fonctionne comme un film réjouissant et jouissif. Pour les néophytes, le réalisateur s’emploie à reproduire des sensations touchantes, presque magiques : Damon qui sourit à demi en démarrant sa voiture, la séquence d’ouverture filmée au ras du sol, immersive à souhait sous la pluie nocturne du circuit français. Mangold réussit la prouesse hallucinante de faire comprendre comment fonctionne une voiture en filmant tableaux de bord et leviers de vitesse. Une scène entre Miles et son fils décortique quelque peu la manière d’appréhender un virage : le sentimentalisme appuyé de ce moment enlève par ces mots trop descriptifs ce qui fait du film un engin féroce et rapide. La réalisation n’a pas besoin de ces moments. Bien au contraire, les images et le son permettent beaucoup plus (et beaucoup mieux) de saisir que ce pilote talentueux rétrograde souvent pour redonner plus de puissance à son moteur dès que nécessaire. Mangold arrive à nous le montrer et à nous le faire entendre : pied sur l’embrayage, main sur la prochaine vitesse, l’oeil sur la rotation du moteur. Lors d’un tour de piste, la Ford et la Ferrari sont au coude à coude. Furtivement, la caméra filme un compte-tours (indicateur des rotations d’un moteur à piston) : nous voyons le drame arriver. Cet indicateur dépasse les 7000 tours à la minute. Après avoir entendu que la Ford de nos héros ne doit pas passer cette limite, on pense que c’est la fin, que la voiture va lâcher, s’enflammer, que Miles va devoir en sortir et abandonner la course. Plan immédiat sur le pilote de la Ferrari qui part dans le décor. C’en est fini de la Scuderia. Rien ne ressemble plus à un tableau de bord qu’un autre tableau de bord. Mangold en fait un élément narratif, dramatique. Il nous fait palpiter le cœur après nous avoir expliqué comment ces voitures roulaient, et le transforme instantanément comme un enjeux scénaristique, ingénieux, efficace. On est soulagé et ravi de voir Ferrari sortir de la course. On se retrouve à s’emballer de regarder des aiguilles monter et descendre, un régime s’apaiser puis rugir à nouveau. C’est du fétichisme de mécanique. Toujours, la puissance de la sensation de la voiture par son conducteur : celui qui ressent c’est celui qui peut diriger.
Dans ces moments où le film est sur une lancée sublime, le réalisateur y va à fond, avec une certaine constance. À d’autres instants, il ralenti et de s’arrête pour faire passer des good feelings sur des pages entières de séquences, si indigentes que même les acteurs ne semblent pas prendre de plaisir à jouer. Il est tellement dommage de voir ces touches de réalisation efficace parasitées par des séquences beaucoup trop pleines de sentiments mal digérés qui alourdissent le film. Même Mangold ne semble pas s’y intéresser. Au début du film, le nom du réalisateur apparaît à côté de Tracy Letts (qui joue un Henry Ford, parfait, entre bêtise gentille et bébé requin) : il est le patron. Mais il est aussi celui avec la mauvaise image, celui qui fait partie des costumes (les “suits”), la hiérarchie, la structure, l’obligation. Ceux qui ne comprennent pas et qui enlèvent le fun. En se mettant lui même de ce côté, il laisse le champ libre à ses acteurs pour faire le reste du boulot et amener la partie trépidante. Damon assène à un moment “Miles est dans la voiture. C’est la sienne pour le reste de la course”. Ainsi, Mangold nous prévient d’avance que ce film est dirigé (“directed by”) par des oligarques, des gratte-papiers, des vendeurs de voitures. Peut-être nous dit-il qu’il est incompris mais qu’il espère bien que cela va nous plaire, que nous pouvons avoir confiance en ses personnages, en ses acteurs, en ses couleurs, en ses bruits. De cette rigueur triste, les personnages ne font que s’en éloigner, conduisent, rétrogradent, reprennent, construisent, sans s’arrêter. Il ne s’agit pas d’une bataille puérile entre le sérieux et le désinvolte, entre les businessmen et les joueurs… mais bien d’une dualité claire sur la manière d’envisager la course et la vie : la prise de risque obligatoire. Et si faire un film, cela comportait aussi de prendre des risques ? Et après, ça sera l’envol !