Proxima : loin des yeux, loin du cœur
Sortie le 27 novembre 2019. Durée : 1h46.
« L’espace, c’est la mort », disait en substance First Man l’an passé, transformant l’histoire d’Apollo 11 et de Neil Armstrong en une aventure terrifiante plutôt qu’héroïque. Passant des États-Unis à l’Europe, et du masculin au féminin, Proxima tire le même fil émotionnel : les voyages spatiaux sont à bien des égards une négation de la vie humaine. À plusieurs reprises au cours du récit, l’accent est d’ailleurs mis sur l’expression « quitter la Terre », au double sens tacitement fort bien compris par tous les protagonistes – s’éloigner de la surface de la planète / mourir. Avec Proxima, la cinéaste Alice Winocour raconte une histoire qui est aussi le complémentaire d’un autre grand film américain récent situé en orbite, Gravity. Dans les deux cas on suit une astronaute, et son rapport complexe à la maternité et à l’espace. La différence entre elles est que Sarah (Eva Green), l’héroïne de Proxima, n’est pas encore dans une situation aussi extrême que Ryan (Sandra Bullock) dans Gravity : cette dernière en arrive à « détester » l’espace, et sa fille est décédée. L’un des enjeux de Proxima est la préservation de l’état plus vivant que morbide de Sarah, qui passe par le maintien de l’équilibre fragile entre les différents aspects de sa vie – sa passion pour l’exploration spatiale, menacée d’érosion par la difficulté à être une femme dans ce milieu d’hommes ; son rôle de mère, fragilisé par son départ qui va l’éloigner de sa fille et a déjà cet effet, dès l’entraînement.
Le scénario du film est principalement guidé par son concept (qui se cristallise dans le très beau générique de fin) : maman part dans l’espace. Sarah est sélectionnée pour une mission d’un an à bord de la station spatiale internationale, laps de temps au cours duquel elle sera donc séparée de sa fille âgée de huit ans, Stella. Proxima suit le parcours en parallèle des deux personnages, de l’annonce de la sélection au décollage de la fusée. Entre ces deux bornes, la sentence et son exécution, le récit accompagne la double préparation de Sarah, physiquement à la vie en orbite via un entraînement poussé qui l’emmène d’Allemagne en Russie, puis au Kazakhstan ; et mentalement à son absence – son éclipse – dans la vie de Stella, qui va désormais vivre chez son père (dont Sarah est divorcée) et ne communique plus avec sa mère que par téléphone et Skype, ou par vitre interposée dans une très belle scène une fois Sarah en quarantaine avant le départ. Cet accompagnement adopte une forme d’une grande modestie, ce qui est à la fois la légère limite du film (les sous-intrigues introduites en chemin ne sont pas vraiment poussées) mais surtout sa qualité essentielle – tout est traité à hauteur d’humain.e. Le résultat est très sensible, une intimité puissante se crée entre nous et Sarah, nous ressentons les effets des événements de sa vie (laisser sa fille chez son père, craquer sous le poids de l’entraînement) au plus près de son propre vécu. Stella n’est pas en reste, Proxima lui donne la même importance qu’à Sarah. Son rôle et son point de vue sont traités d’égal à égal avec ceux des adultes, avec la même complexité, par exemple dans son choix de parler ou non selon les contextes et les interlocuteurs.
Le film trouve aussi une originalité réelle dans sa modestie, en traitant la préparation au voyage comme son sujet principal et non comme un passage obligé vite expédié (le plus souvent par un montage) – et en nous donnant à voir des lieux liés à cette préparation qui ne sont pour une fois pas américains, mais européens et russes. L’humilité de Proxima n’empêche pas l’expression d’une grande intelligence. La justesse du regard porté sur les personnages est remarquable, et permet à Winocour de traiter de superbe manière, et toujours avec finesse, le sujet évidemment central de son film : le dilemme posé par la société patriarcale à toute mère, entre vivre pour soi-même et vivre pour/à travers son enfant. L’équilibre entre les deux rôles, de Sarah et de Stella, permet qu’un véritable dialogue s’engage entre les deux parts de la vie de l’héroïne. Ailleurs dans le récit, les petites touches sur la norme que constitue l’effacement insidieux de la féminité sont tout aussi bien vues : on conseille à Sarah de couper ses cheveux et de neutraliser son cycle menstruel en orbite, sous des prétextes fonctionnels ; on lui raconte une anecdote d’un cratère lunaire baptisé du prénom d’une cosmonaute… sur la face cachée de l’astre.
Ces moments faussement anodins participent à la création d’une atmosphère anxiogène pour les femmes, qui les force à être tout le temps en alerte face à l’éventualité qu’on leur demande d’en faire plus ou qu’on leur reproche de ne pas en faire assez. Vue sous cet angle, l’absence de conflits ou de problèmes majeurs au cours de Proxima devient ainsi justement l’enjeu au centre du film : montrer comment la société (ici sous une forme exacerbée, l’entraînement de l’élite que sont les spationautes) pousse les femmes à craindre en permanence de ne pas être à la hauteur, y compris lorsqu’il n’y a pas nécessairement de véritable obstacle ou complication. À la pression du monde extérieur s’ajoute une pression mentale, qui ronge de l’intérieur et peut créer une somatisation violente (dans le film, la blessure au mollet de Sarah qui ne cicatrise pas).