Paula ou personne de Patrick Lapeyre : le désir est un cosmos
Paru le 20 août 2020 aux éditions P.O.L.
La référence cachée est un excitant autant qu’une énigme. Ainsi page 234 de ce roman, soudain, il vient à l’esprit de son auteur l’idée de commencer un chapitre par l’adresse citée dans un poème d’Apollinaire. Mais là où le flâneur des deux rives parlait, à un moment de Zone, d’«une rue située entre la rue Aumont-Thieville et l’avenue des Ternes », un endroit « à la grâce industrielle » ceint d’enseignes et des murailles, Patrick Lapeyre place un simple fleuriste.
Et le bouquet qu’y achète Jean Cosmo pour Paula Wilmann, soit l’amant pour l’amante, est composé de pivoines roses choisies au petit bonheur la chance, histoire de s’entendre dire que ce sont les fleurs du Temps afin de pouvoir répondre que ce sont celles du désir. Cet enchaînement est à l’image de l’idylle en question et du livre qui lui sert d’écrin : le scénario d’un film d’Éric Rohmer remanié par Jean Echenoz, pour devenir totalement autre chose.
Car chez Lapeyre la liaison adultérine est aussi torride qu’ésotérique. On le savait attaché aux lieux, notamment de l’est parisien, depuis son mémorable La Vie est brève et le désir sans fin. Il se montre ici sensible aux situations, aux jeux de pouvoir où qu’il se nichent. De sa langue apparemment relâchée, il décrit le quotidien d’un agent scrupuleux du tri postal, solitaire désinvolte au cœur tendre et d’une femme délaissée, prof d’allemand qui se morfond sans surprise.
À mi-chemin de leur aventure, lassés du cadre étriqué de leurs amours clandestines – un petit appartement des beaux quartiers, dans lequel Paula dit à son mari qu’elle corrige ses copies – ils s’enfuient pour Nice et ses hôtels chics. Au détour d’une balade main dans la main surgit la percée derrière le glacier Fenocchio jusqu’au port, que surplombe la colline du château. L’action se situe de nos jours, mais on croirait qu’un photographe de vacances va surgir des pages d’un roman aux couleurs passées.
Et plus tard, en pleine découverte de leurs premières divergences amoureuses, qui sont aussi le prétexte d’une fin annoncée, il assistent à l’annonce des attentats du 13 novembre. Peu avant aura eu lieu cette vision-gigogne, digne de Luigi Pirandello : « Alors que Paula lui parle, assise sur le lit, Cosmo a la sensation étrange qu’elle est en train d’entrouvrir une petite porte, comme dans un décor de théâtre, et que par cette ouverture étroite il aperçoit, presque à son corps défendant, son mari qui pleure sur scène, vêtu d’un pantalon de pyjama ridicule. Tandis que lui, assis au premier rang, tremble d’être reconnu. ».
Paula ou personne aurait pu s’appeler Paula puis personne, mais c’est déjà là donner libre cours à une interprétation, voire, une extrapolation du sentiment que Patrick Lapeyre fait grandir en nous et qui est sa matière première d’écrivain. Toute l’émotion née de la rencontre, de la passion, du vertige et de la chute est un résultat à la fois évident et fragile, un enjeu pour lequel tout est donné tant il en vaut la peine. La phrase ici creuse la mine du cœur. Elle écrit dans une veine cave.