Porc braisé d’An Yu : de profundis
Paru le 9 septembre 2020 aux éditions Delcourt Littérature. Traduction : Carine Chichereau
Le porc braisé du titre est un plat typiquement shanghaïen, le met favori du père de l’héroïne de ce roman, Jia Jia, jeune Pékinoise entre deux eaux. C’est également la seule information, ou presque, qui les relie tous les deux. Ce père est aussi fuyant qu’est insistante sa nouvelle épouse, et Jia Jia se heurte à un mur chaque fois qu’elle fait un geste en direction de son géniteur.
Ce père s’échappe comme le fait le poisson scintillant qui peuple les rêves de sa fille depuis quelque temps. Ses nuits et même ses jours sont rendus comme aquatiques depuis la découverte de son mari, Chen Hang, mort noyé dans son bain, cul par-dessus tête, laissant derrière lui une femme non pas vraiment éplorée – le couple ne brillait pas par son harmonie – mais désemparée par la soudaineté et l’incongruité de cette disparition.
L’absence de Chen Hang ne génère aucun regret, sauf en ce qui concerne un voyage annulé au Tibet. Il laisse également derrière lui un curieux dessin d’un poisson à tête d’homme qui va hanter Jia Jia. Artiste elle-même, elle va s’échiner en vain à reproduire ce motif esquissé par feu son époux. Noyant son désarroi dans le bar sélect du coin, elle va rencontrer Leo, le flegmatique tenancier, qui va la séduire, puis la présenter à ses parents. Mais pour ces Chinois d’une cinquantaine d’années, se mettre en ménage avec une veuve porte malheur.
Dès lors Jia Jia préfère quitter Pékin pour un temps, mettant son grand appartement en location et partant pour le Tibet dont était revenu marqué Chen Hang. Elle y croisera la route de Ren Qi, artiste lui aussi, à la recherche de sa femme tibétaine disparue, et bientôt la piste de l’homme-poisson se précisera. Les êtres disposés à la rêverie tracent toujours un chemin qui les rassemblent.
Dans un style plus proche de l’impressionnisme littéraire que du réalisme magique, An Yu remporte un très beau pari pour son premier roman. Passée par New York et Paris, la jeune chinoise écrivant en anglais porte en effet à bout de bras son entreprise romanesque. Elle parvient à brosser une ligne ténue qui maintient toujours la part de rêve suffisante pour rendre Jia Jia envoûtante à nos yeux. Mi-perdue mi-gagnée par le mysticisme de ce qui lui échappe, son héroïne pousse pour nous les lourdes portes de l’incertain, les secrets insoupçonnés d’un ailleurs imprévu : des réservoirs de vitalité potentielle.