La Bête – tome 1 de Zidrou et Frank Pé
Dupuis
Frank Pé restera à jamais le créateur de Broussaille. À la fin des années 1970, il fait partie des jeunes auteurs qui vont faire basculer Le Journal de Spirou dans un nouvel âge d’or, avec une fraîcheur qui n’a d’égale que sa poésie et son originalité. Avec André Benn et Desberg et leur Mic Mac Adam, il est peut-être même l’un des premiers à adopter ce ton plus moderne, plus transversal, plus tendre et plus profond qui caractérisera les créations de l’hebdomadaire durant les années 1980. C’est l’époque des Théodore Poussin de Frank Le Gall, Jérôme K. Jérôme Bloche d’Alain Dodier et Makyo, Jojo d’André Gerts, Jeannette Pointu de Marc Wasterlain ou encore le Spirou de Tome & Janry… En épousant les caractéristiques du genre de l’aventure et du format jeunesse, ces titres abordent des questions plus sérieuses, plus intimes – plus politiques, à leur façon. Au milieu de ces sommets de la bande dessinée grand public, Broussaille, scénarisé par Bom, se distingue par un ton inimitable, mélange de chronique sentimentale autour d’un étudiant rêveur, peinture d’une fin de XXe siècle au quotidien citadin d’abord et provincial ensuite, et enquêtes obliques, presque ésotériques, en tout cas gorgées d’un mystère envoutant et pacifiés, qui ouvre sur les profondeurs du monde, de la nature et de l’existence. Les trois premiers albums publiés par Dupuis, Les baleines publiques, Les sculpteurs de lumière et Les yeux du chat sont en particulier des chefs d’œuvre intemporels, inusables, à mettre entre toutes les mains et tous les âges.
Dans Broussaille, Frank Pé prend déjà un plaisir évident à dessiner des animaux. Ce sera très vite sa signature. Pendant les années 1990, avec Philippe Bonifay au scénario, il crée la série Zoo, pour la collection « Aire Libre » chez Dupuis. L’orientation est plus adulte, ouvertement plus grave (l’action se déroules dans les années 1910, vite balayées par les désastres de la guerre), mais qui ne se départit pas de la vocation onirique inscrite dans l’ADN de Broussaille. Un petit groupe de personnages attachants, rêveurs et marginaux, va investir toute son énergie dans la création d’un zoo en Normandie, sanctuaire qui permet d’échapper aux vicissitudes du monde extérieur – lesquelles se rappellent régulièrement aux héros, au gré des rencontres et de la tempête des drames humains qui gronde sur l’époque. La fable humaniste se révèle à la faveur d’une poésie animalière qui semble détenir les secrets d’une utopie hors du temps.
En 2016, Frank Pé fait son grand retour en compagnie du scénariste Zidrou, pour leur version personnelle de Spirou : La lumière de Bornéo. Sans surprise, les véritables héros de l’album sont des animaux. Les deux auteurs abordent un univers qui va comme un gant au dessinateur : celui du cirque, sa bohème rêveuse et acrobatique, sa communauté en marge du monde et son alliance avec les animaux cabossés. Bourré de magnifiques idées (dont le cadre général d’une uchronie discrète mais fascinante), La lumière de Bornéo n’est pourtant pas complétement réussi, la faute à un Spirou râté et une volonté de cataloguer les signes de la contemporanéité qui, au lieu d’en aviver la modernité, en font déjà un objet daté.
2020, année Frank Pé. Dupuis a édité à la fin de l’été une série de travaux du dessinateur en hommage au Little Nemo de Winsor McCay : le bestiaire sauvage abonde dans ses pages tout entières consacrées aux puissances du rêve et de l’imagination. Champaka consacre un beau-livre monographique sur le travail du dessinateur (Frank Pé – une vie de dessins), véritable somme qui honore sa veine animalière à travers un éventail de technique et d’approches très variées. Enfin, est paru le premier tome d’un diptyque de nouveau écrit par Zidrou, La Bête. Véritable événement de l’année pour les lecteurs de l’hebdomadaire Spirou, cet ample roman graphique est en effet assez sidérant. Le duo d’auteurs reprend le personnage culte créé par Franquin au sein de ses Aventures de Spirou et Fantasio, le Marsupilami. Mais, au lieu d’en faire un pastiche franquinien, Zidrou et Frank Pé en donnent une version plus réaliste, plus dure, plus sauvage. Incroyable transformation pour le débonnaire Marsupilami (en fait ce n’est pas LE Marsupilami mais UN Marsupilami) qui se voit plongé dans la crasse grisâtre du réel, une Belgique fracturée par la récente Seconde Guerre mondiale et les hypocrisies humaines.
L’ouverture du livre est stupéfiante. Un cargo ayant subi une avarie en haute mer arrive au port d’Anvers avec presque un mois de retard. Dans ses soutes, les animaux exotiques alimentant un trafic européen ont péri dans des conditions atroces, étouffés par la chaleur, déshydratés, affamés. Parmi eux, une espèce inconnue, dont il ne reste qu’un spécimen survivant : le Marsupilami. Ayant réussi à échapper à ses ravisseurs, l’animal commence une fuite dans une Belgique hostile, peu propice à ses habitudes dans la jungle d’Amérique du Sud. Son errance, son sauvetage par un petit garçon et l’amitié qui les lie très vite font le cœur palpitant de ce récit désespéré sur le déracinement et l’inadaptation à un monde aux cruautés insoutenables. L’harmonie animale, véritable refuge édénique pour les sensibilités exacerbées, apparaît de nouveau comme l’antidote à une société humaine globalement pas très réjouissante. C’est d’ailleurs là l’écueil principal de ce beau récit : la succession de stéréotypes pour dépeindre les travers de l’être humain, sans compter le souvenir traumatique de la Seconde Guerre mondiale, fonds de commerce d’une bande dessinée en quête de sujets sérieux et de dimension tragique. Mais cela n’enlève pas grand-chose à la profonde émotion qui se dégage de ce premier tome, ni à la splendeur d’un dessin tout en puissance et expressivité.