Alors que Sérotonine, le précédent Michel Houellebecq, était particulièrement décevant – absence de vision, incapacité à comprendre l’époque, et complaintes fatigantes du mâle blanc occidental – Anéantir s’avère dense, ambitieux et complexe, même si le propos reste parfois difficile à saisir.
Le roman se déroule en 2027, à la veille des élections présidentielles, et débute comme un cyber thriller, particulièrement excitant, avec plein de bonnes idées – des images et des photos insérées dans le texte, une maîtrise des enjeux technologiques actuels –, avant de nous plonger dans le quotidien de Paul Raison – conseillé spécial de Bruno Juge, le ministre de l’Économie – et de sa famille.
L’anticipation permet moins de prédire le futur que de créer une réalité alternative où l’on peut étudier la société sous un autre angle, libéré des contingences de l’actualité – le Covid, Zemmour – et de la réalité du monde – la crise écologique, MeToo… Houellebecq ne cherche pas dans ce nouveau roman à être « un fin observateur de la société française » et encore moins de comprendre notre époque. On pourrait même dire qu’il évite volontairement la confrontation avec cette dernière pour suivre sereinement des personnages confrontés au vide de l’existence et à la mort.
La charge contre le capitalisme trouve ici son aboutissement. Après la défaite vient la résignation. Face à l’absurdité du monde moderne, il ne reste aux personnages qu’à se refermer sur eux-mêmes, en faisant du couple, de la famille et de la lecture, les seuls fondements, le seul refuge. En synthèse, il s’agit de remplacer l’individualisme économique par un individualisme social. Un individualisme intime même.
Comme souvent chez Houellebecq, les personnages, médiocres et lâches, tentent de trouver leur voie dans une époque cynique et une France gangrénée par le capitalisme. Ils sont successivement touchants et odieux, se livrent à des compromis gênants. Veule, Paul apprécie son beau-frère raciste, ne reproche pas à sa femme son absence d’engagement citoyen. Il se laisse porter. Au point de donner l’impression d’une complaisance avec la bêtise, celle de ses compatriotes et la sienne. Alors qu’il se revendique comme progressiste, Paul ponctue ses réflexions de « en particulier chez les femmes » et défend la supériorité du couple hétérosexuel. Sur la question des femmes, le roman réalise néanmoins un revirement stimulant en érigeant Prudence, la femme de Paul, âgée de cinquante ans, comme un modèle d’attractivité sexuelle – un pied de nez à Yann Moix et son incapacité « à aimer une femme de 50 ans ». Malheureusement, les femmes restent, volontairement ou involontairement, cantonnées à un rôle : celle qui nourrit, celle qui apaise, celle qui fait jouir, celle qui dicte dans l’ombre la conduite de l’homme.
Une fois de plus, il est difficile de savoir où Houellebecq veut en venir, s’il endosse les réflexions de ses personnages, s’il se moque d’eux ou s’il les observe froidement. On ne sait jamais où s’arrête la description froide et où commence la provocation volontaire. La vision passéiste et nihiliste de Houellebecq, poignante au moment de la lecture, par sa description du désabusement, continue d’agacer par sa défense du monde d’avant, celui d’avant les ravages du capitalisme, qui est aussi celui du règne du bon père de famille à qui tout était dû. Quelle est la part du penser et de l’instinctif ? Les scènes de rêves sont à l’image du livre. On ne peut pas déterminer si elles sont dénuées de sens, strictement guidées par l’instant de l’écriture, ou si elles sont méthodiquement élaborées recelant d’indices cachés.
Rien n’est univoque. Les seuls positionnements que l’on peut acter restent l’anticapitalisme et la lutte contre l’euthanasie – il est intéressant de noter que Houellebecq, qui fait preuve d’un pessimisme total, mise pourtant sur l’idée que les personnes en état végétatif vivent de manière apaisée, dans un quasi-rêve permanent.
Houellebecq défend l’idée que le « grand public » détient la raison politique et la vérité culturelle – idée qui se concrétise moins dans un éloge du populisme que dans une valorisation de la littérature de genre, polar et SF en tête. Le livre lui-même revendique ce souhait de toucher le plus grand nombre. Sa construction, son style et son propos en font probablement son roman le plus facile d’accès. Une approche cohérente avec sa croyance dans la nécessité de généraliser pour pouvoir théoriser. Anéantir est un livre à la fois consensuel – tout le monde se retrouvera dans certains passages – et détestable – chacun trouvera des phrases qui lui donneront envie de fermer le livre, à commencer par un discours dégueulasse sur les migrants d’un décideur politique.
Néanmoins, Anéantir est aussi le livre de l’apaisement. Les protagonistes ont peu d’occasions de faire le mal ou le bien, mais, et c’est nouveau, quand ils le peuvent ils sont plutôt enclins à faire le bien. La misanthropie originelle de l’auteur fait place à une bienveillance molle. Il y a comme une réconciliation avec l’existence. D’ailleurs, pour la première fois, un personnage religieux – Cécile, la sœur de Paul – n’est pas moqué, mais admiré pour son engagement.
C’est aussi et surtout un roman bourré de pistes de réflexions et de digressions passionnantes, sur la manière dont l’occident a rendu la mort et la maladie obscènes, sur la place de la fiction dans l’acceptation du quotidien, ou encore sur ce qu’il appelle « la vie sur le côté ».
Michel Houellebecq reste le grand écrivain de l’attraction / répulsion.