Dans un futur proche, les pays occidentaux, rongés par l’extrême droite, le repli sur soi et les pandémies se sont effondrés, entraînant un flux migratoire vers Lanvil, mégalopole caribéenne et terre d’accueil, où s’entrechoquent innovations technologiques et bidonvilles, améliorations transhumanistes et drogues numériques, survivants aisés de l’apocalypse climatique et laissés-pour-compte qui s’inventent un techno-quotidien. Caractéristique première de ce phare dans le monde d’après : avoir remplacé l’universalisme par le diversalisme, soit l’idée que chaque être possède une identité propre, faîte de particularismes et de spécificités culturelles, au sein desquelles trône la langue, que la société se doit de protéger et soutenir.
Dans cet univers cyberpunk florissant, faits d’inventions futuristes réalistes, fantasques et poétiques, qui rappelle le déstabilisant Neuromancien de William Gibson (1984), Michael Roch suit une famille répartie dans les différentes couches de la société : Pat, un gourou révolutionnaire qui veut découvrir la terre des ancêtres, souvenir du monde d’avant enseveli par une modernité simultanément salvatrice et toxique, ses deux sœurs, Ézie et Lonia, traductrices dans une grande « corpolitique », et Patson, son fils, qui voudrait sauver le monde avec son pote Joe, pour montrer à son père qu’il existe.
Une des grandes idées du roman est de faire de la traduction, la clef de voûte du bon fonctionnement des sociétés futures : « Chaque langue est un véhicule. Il est impossible de nous comprendre sans nous parler, sans nous traduire et sans laisser à la langue de l’autre l’espace qui lui est nécessaire pour exister. Ce qui nous aliène, c’est la dépossession d’une langue au profit d’une autre. Car elle déforme le corps, elle le contraint dans un système qui ne correspond pas à sa pensée. C’est ce qui rend la traduction importante : nous équilibrons les langues, nous équilibrons les points de vue sur l’Histoire et ses événements, nous accédons aux pensées des uns et des autres, nous nouons les empathies, nous archivons les relations », peut-on lire. Chaque personnage porte sa propre langue, faîte de termes futuristes, de mots inventés, de créoles et de verlan. Bien que l’on ne possède pas tout le vocabulaire, Té Mawon reste tout le temps limpide, comme si la fiction opérait elle-même instantanément un effet de traduction inconscient dans notre cerveau.
Publié chez La Volte, le roman s’inscrit dans la « génération Damasio », non seulement en proposant un équilibre entre science-fiction, réflexion sociale et philosophie, mais aussi en imposant ce fameux « vif » au cœur des romans de l’auteur de La Horde du Contrevent : il y a dans Té Mawon un souffle littéraire, une générosité et une spontanéité dans l’écriture, qui emporte tout sur son passage. C’est de l’afrofuturisme, dopé à la lutte révolutionnaire, intense, novateur et ultra excitant.