Cher connard de Virginie Depentes : refaire société sans pardonner
Sortie le 17 août aux éditions Grasset
Oscar Jayack, écrivain au succès modeste, mais suffisant pour le faire exister sur le marché de l’édition, insulte sur Instagram Rebecca Latté, star quinquagénaire du cinéma français, croisée dans la rue, et qui, à ses yeux, aurait perdu de sa superbe et ne serait plus à la hauteur du mythe. Mais Rebecca est une guerrière, qui peut, selon ses envies, ignorer le monde ou s’opposer à lui. Dans le cas présent, elle va répondre à Oscar et le confronter à sa bêtise, au travers d’un message qui commence par « Cher connard ». La conversation s’engage. Oscar s’avère être le petit frère de sa meilleure amie d’enfance. En admiration devant elle, il voulait attirer son attention. Accusé de harcèlement par son ancienne attachée de presse, Zoé Katana, devenue une blogueuse féministe influente, Oscar explique à Rebecca qu’il est une victime. Tous les signaux sont au rouge pour la star de cinéma : elle a bien à faire à un pauvre type nuisible, qui préfère geindre que de se remettre en question. Au fil des échanges, Oscar confirme bien être un idiot délétère, mais révèle aussi d’autres facettes de sa personnalité. Quelque chose de puissant réunit dans l’ombre Oscar et Rebecca : leurs addictions à l’alcool et aux narcotiques, et l’idée qu’un jour ils puissent s’en extraire. Le poison s’affirme comme le sujet central du livre : les misogynes qui sont un poison pour les femmes, la drogue qui est un poison pour les êtres, la vindicte populaire qui est un poison pour celles et ceux qui veulent se réinventer ou qui ont été méjugés.
Roman épistolaire, entrecoupé d’articles de blogs de Zoé Katana, Cher connard est un objet hybride, qui peut revendiquer plusieurs statuts. C’est d’abord un essai, succession de réflexions sur le monde moderne (féminisme, drogues, cinéma…), avec argumentaires et contre-argumentaires. Certaines lettres ressemblent à des billets d’humeur ou à des édito presse. Virginie Despentes se fiche de savoir si c’est l’endroit ou non pour balancer une analyse sur la place de la voiture en occident. Elle le fait. Elle a des choses à dire, et les dit, à une seule condition : que cela nourrisse le profil psychologique de ses héros et héroïnes. Car Cher connard est aussi, et avant tout, un grand roman, une œuvre de fiction où l’autrice donne tout pour construire ses personnages, leur adosser leur propre système de pensée, et les faire exister. Comme dans Vernon Subutex, Virginie Despentes excelle à créer des protagonistes qui porte un regard différent du sien sur le monde, lui permettant de penser contre-elle, de se projeter au cœur de l’autre, pour le comprendre ou pour l’anéantir. Elle change de focale, creuse les angles morts. Jamais ses personnages ne souscrivent à un package idéologique. Dans une société que l’on résume souvent à deux camps – conservateurs contre progressistes – Virginie Despentes redistribue les cartes, lève le voile sur les impostures, recherche la vérité et l’authenticité.
Le féminisme, essentiel dans l’œuvre de Despentes, reste au cœur de Cher connard, qui fait un tour complet des problématiques actuelles – patriarcat systémique, culture du viol, féminisme intersectionnel et/ou universaliste, questionnement sur le pardon, la haine et la vengeance, positionnement face aux TERF –, sans forcément trancher et en exposant plusieurs points de vue, pour reconstituer un spectre intellectuel complet. Virginie Despentes prend en compte la classe sociale, offre le droit aux gens d’évoluer, de changer d’avis, de devenir meilleur, sans la moindre injonction à pardonner. Chacun de ses personnages est libre de ses émotions, libre d’être un connard, libre d’être une bonne personne, parfois les deux en même temps. Tout ça sans complaisance, sans compromis. Le livre est à l’image de Rebecca, qui soutient les combats féministes modernes, mais ne fait pas dans la bienveillance, ne respecte pas les souffrances d’autrui. Elle déteste les personnes fragiles. C’est une star de cinéma, qui a le pouvoir d’envoyer chier les gens, de se débarrasser de personnes toxiques ; et elle fait rayonner ce pouvoir. Mais elle reste une femme, soumise aux diktats, qui doit parfois courber l’échine au travail. « C’est ça la honte, c’est répondre aimablement à quelqu’un qui mérite une claque dans sa gueule », écrit-elle. Autre grand sujet du livre : la drogue. Avec en toile de fond une idée forte, celle que les NA – les Narcotiques Anonymes –, où l’on peut s’exprimer sans être jugé, représentent l’exacte inverse des réseaux sociaux.
Le roman s’inscrit dans la continuité du fameux « On se lève et on se casse » prononcé par Virginie Despentes dans sa tribune sur les Césars 2020. Elle rappelle ce pouvoir des femmes, mais souligne que « se casser » est un scénario du dernier recours, quand la réconciliation est rendue impossible par des personnes néfastes qui refusent de présenter leur excuse. Cher connard est un livre progressiste, tourné vers l’avenir, mais qui se fiche bien d’être aimable, et provoquera sûrement son lot de réactions épidermiques, y compris chez des féministes – « Et je ne vais pas, pour autant, vous laisser le mot féminisme, précise Virginie Despentes par la voix de Zoé Katana, anticipant les critiques. C’est la maison de toutes, le féminisme. Nous toutes qui partageons le même ennemi. Les mêmes tortionnaires, les mêmes assassins, les mêmes violeurs. Les mêmes harceleurs protégés par les leurs. C’est ma maison, aussi. Et je n’entends pas en sortir parce que vous cherchez à en confisquer les clefs. Les clefs sont sur la porte. Et elles y resteront. »
Cher connard ne nous impose rien, nous pousse à la réflexion, sous la forme d’un mélange entre Le Banquet de Platon et un débat par commentaires interposés sur Facebook, avec des pensées brillantes, instinctives ou structurées, qui auraient aussi bien leur place dans un essai philosophique que dans une discussion de comptoir. Cher connard ressemble à une utopie, celle d’un monde où l’on pourrait se rapprocher d’autrui, sans mettre sous le tapis sa bêtise et sa toxicité passée, sans l’excuser ni même la comprendre, mais avec l’idée que les êtres sont complexes, qu’on ne peut pas les réduire à leurs déficiences, que l’on peut apprécier leur part lumineuse, tout en détestant leur part sombre. Là sont les enjeux du roman : comment pardonner – acte nécessaire pour refaire société – à ceux qui ne le méritent pas ; comment accepter le pardon de quelqu’un qui a ruiné votre vie ; ou le cas échéant, accepter la réconciliation sans accorder le pardon. C’est le roman de l’après “après #metoo”, un livre générationnel, qui saisit parfaitement, sur le fond comme sur la forme, son époque.