De femme en femme de Hélène Couturier : la violence en soi
Publié le 11 janvier en 2023 aux éditions Rivages
Ilyas, 39 ans, kabyle, construit sa personnalité en négatif de celle de « L’Enfoiré », son géniteur, époux violent, qui maltraite sa femme au nom de la tradition religieuse et patriarcale. Le jour, Ilyas enseigne le krav-maga, la nuit il écume les boîtes de nuit pour faire des rencontres, nouer le temps de quelques heures une relation intime avec des femmes. Coucher avec elles est un plus, mais pas une finalité. Respecter l’autre, prendre soin de son prochain, s’assurer du consentement, déconstruire le schéma paternel, voilà sur quoi se construit l’amour d’Ilyas pour toutes les femmes. Pour autant, Ilyas ne se revendique pas comme un allié féministe. Il ne conceptualise pas ses comportements, ne s’intéresse pas à la politique, ne lit pas de livres. C’est un ingénu dont l’attitude découle du pur bon sens. Mais un soir, Ilyas va rencontrer Élodie, une flic qui bosse aux stups, et tout va dérailler.
De femme en femme interroge comment être un homme aujourd’hui. Ilyas appartient à une génération qui doit se détacher des dogmes, des « rituels de sorciers », qui use sa vie la semaine dans des boulots oppressants et s’abîme la santé le week-end dans des clubs pour oublier – la même génération que dans L’Homme qui danse de Victor Jestin. Malgré sa modernité, Ilyas suscite souvent la suspicion, on ne le trouve pas normal, il ne rentre pas dans les cases. Lui-même peine à trouver sa place. Il évolue entre différents pôles opposés. Il choisit toujours clairement son camp, mais sans cocher les cases correspondant à un profil type. Il affirme son progressisme face au conservatisme, adore la chanson française au détriment des musiques électroniques, valorise la vie sexuelle, mais honnit les pulsions de désir. Il se bat contre l’idée que la violence peut avoir des circonstances atténuantes. Ces positionnements très marqués sont contrebalancés par la folie sourde qui habite le personnage. Le récit à la première personne de Ilyas est toujours sur le fil du rasoir, à la lisière du dérapage. Il s’adresse à sa mère, celle qu’il n’a pas réussi à défendre, mais qu’il n’a jamais abandonnée. Les phrases du roman se voient coupées nettes par des pensées parasites, des incursions de mauvais souvenirs.
Hélène Couturier excelle dans la caractérisation des personnages. Elle déconstruit les archétypes pour mieux souligner comment nous sommes toujours rattrapés par eux. L’autrice poursuit l’exploration des thèmes forts de son œuvre – elle est à la fois écrivaine de fictions et de livres pour enfants, scénariste et réalisatrice, plasticienne : la sexualité, les sévices, les traumatismes enfouis. Elle multiplie les contre-pieds, les glissements, montre les failles et les doutes, pour dévoiler comment la violence irrigue les âmes et trouve son lit, y compris lorsque les terres sont protégées par d’immenses barrages, comme si le roman noir s’immisçait fatalement dans la littérature blanche. 180 pages denses, stylistiquement passionnantes, qui font – comme souvent – regretter que les littératures noires ne se retrouvent jamais sur les listes des grands Prix littéraires.