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The Fabelmans de Steven Spielberg : horizons gagnés

Sortie en salle le 22 février 2023

Par Jean Thooris, le 20-02-2023
Cinéma et Séries

Sur environ deux heures trente, seules les vingt minutes introductives de The Fabelmans correspondent à l’idée que nous pourrions nous faire d’un récit autobiographique mis en scène par Steven Spielberg : la première séance de cinéma et l’illumination face à Sous le plus grand chapiteau du monde (Cecil B. DeMille, 1952) ; la prise en main de sa première caméra et la reconstitution en miniature de l’accident de train ; les jeux d’ombre sur les murs ; les petits films amateurs avec les sœurs ainées dans des rôles de momies ou de victimes apeurées… Soit une convocation de souvenirs proches d’autres essais autobiographiques sortis en 2022 (ceux de Paul Thomas Anderson et James Gray), sauf que l’enfance, dans ses instants d’innocence, annonçait déjà ici une catastrophe redoutée, car déjà inscrite dans la généalogie d’un grand nombre d’œuvres spielbergiennes : l’avilissement du père et la prise en charge familiale par une figure de mère aussi solitaire que robuste. Il s’agirait presque d’expurger de leurs effets surnaturels certains classiques de l’auteur, de ramener Rencontres du troisième type, E.T. ou Duel à leurs fondamentaux, leur traumatisme originel. Voir cette séquence dans laquelle le père (Paul Dano) se trouve abandonné sur le palier de la maison, bébé dans les bras, par une mère (Michelle Williams) ayant soudainement décidé de fuir la monotonie banlieusarde et d’emmener ses enfants à la poursuite d’une tornade s’abattant sur la ville : la désertion y est similaire au départ impulsif de Teri Garr dans Rencontres du troisième type, laissant choir un époux (Richard Dreyfuss) dorénavant trop perdu dans ses obsessions pour assurer le rôle de père au sein du clan. De même, ce que se reprochait le David Mann de Duel (il n’a pas le courage d’imposer un fragment d’autorité lorsque son épouse se fait draguer devant lui), Burt Fabelman pourrait également s’en excuser, lui qui ne cesse de fermer les yeux sur la tristesse de Mitzi et feint d’ignorer l’attirance qui unie celle-ci à l’oncle Benny (Seth Rogen).

The Fabelmans rejoue ainsi de nombreuses notes issues de la partition spielbergienne

The Fabelmans rejoue ainsi de nombreuses notes issues de la partition spielbergienne, jusqu’à la référence (le singe des Aventuriers de l’arche perdue, la guerre d’Il Faut sauver le soldat Ryan, les banlieues pavillonnaires d’E.T., Poltergeist, Rencontres…) et la confirmation de faits marquants (la mère de Spielberg qui danse au clair de lune, le beau-père Benny, les nombreux déménagements). Spielberg ne fait pas que débroussailler son univers pour mettre l’évidence en lumière, il revient, à nu, sur le seul sujet qui compte pour lui, ce sujet qui lui valut durant longtemps autant de dithyrambes que de scepticisme de la part de critiques et membres de l’industrie hollywoodienne : son amour du cinéma.

Faire du Septième Art, bien plus qu’une passion naissante, un personnage à part entière

Spielberg est un auteur dont aucun film ne pourrait se concevoir sans l’apport d’images, d’effets de montage ou de gestes empruntés à Lean, Ford, Capra, Hitchcock, Lang et nombreux autres. Comme De Palma au même moment puis Tarantino des années plus tard, Spielberg a toujours détenu le pouvoir de savoir refaire aussi bien que ses maîtres, mais dans un contexte opposé, utilisant parfois le cinéma à la façon d’un filtre qui lui permettrait de ne pas regarder le monde tel qu’il est. La lumière de la projection se conçut d’abord pour Spielberg telle une illusion (inventer des extra-terrestres pour ne pas directement aborder le thème du divorce, feindre une chasse au requin pour traiter de l’amitié masculine, opposer une semi-remorque à une frêle Plymouth afin de parler de castration masculine). Ce fut, dans les années 1970 et 1980, un don certain pour ne pas quitter les ombres de la chambre adolescente, mais également pour faire en sorte que le monde extérieur s’y invite – si les personnages spielbergiens regardaient souvent le ciel, ils marchaient aussi dans la boue, se faisaient avaler par les grands fonds, s’épuisaient dans le désert.

Le plan volontairement référentiel de The Fabelmans reprend l’une des images iconiques de Rencontres du troisième type, celle où l’enfant Barry, ébahi devant une porte émettant un faisceaux lumineux surnaturel, y exprimait son attirance, pendant que sa mère cherchait à l’en dissuader. Derrière la porte, l’inconnu, de la lumière. Aujourd’hui, l’enfant n’est plus devant la porte, il a déjà rejoint l’imaginaire, et c’est à la mère, surprise par ce même faisceaux (un appareil de projection), de faire un pas dans son nouveau monde. L’image, aussi féerique que réaliste, est très forte puisqu’elle permet à Spielberg de ne se référer qu’à lui-même, et de détourner les facilités de l’autobiographie filmée en faisant du Septième Art, bien plus qu’une passion naissante, un personnage à part entière, le catalyseur de toutes les émotions à venir.

la caméra est capable d’enregistrer aussi bien les vérités que les mensonges

Il faudrait décortiquer les quatre films amateurs que tourne Sammy Fabelman et le pourquoi Spielberg nous en montre des extraits : le western Gunsmoke (qui pourrait être The Last Gunfight, un court-métrage de 59), un voyage familial en camping, une fiction de guerre nommée Escape to Nowhere, la Journée buissonnière de 1964 pour l’école secondaire de Grand View. Le premier et le troisième film, par leurs influences revendiquées (Ford, Walsh) et leurs aspects divertissants, mettent en exergue l’un des souhaits parmi les plus chers du futur cinéaste : être aimé, devenir populaire. Cependant, l’a priori anodine journée de camping, montée à contrecœur par Sammy afin de satisfaire une demande du père, lui servira de révélateur : alors qu’il découpe et assemble les images accumulées lors de l’escapade familiale, Sammy prend conscience que la caméra est capable d’enregistrer aussi bien les vérités que les mensonges. Qu’elle dévoile les âmes. Illumination si éclatante, si déchirante aussi, qu’un certain temps lui sera nécessaire afin d’en comprendre le pouvoir magique : tel le doigt d’E.T. posé sur le front d’Elliott, le cinéma est un moyen de communication, une ligne directe entre le concepteur des images et le public ciblé. Une idée qui va s’exprimer lors d’une scène mémorable : Mitzi, invitée par Sammy à regarder un film (en fait des rushes inutilisés de la journée camping), saura enfin pourquoi son jeune fils la méprise autant depuis quelques semaines. Mais ce qui devrait normalement conduire aux reproches et à la vendetta débouche au contraire sur la réconciliation, le pardon, une communication rétablie. Le documentaire sur la Journée buissonnière accentue ce pouvoir sur les êtres que détient dorénavant Sammy avec une caméra : en réussissant à mettre en émois un public de teenagers pas spécialement acquis à sa cause, en révélant les qualités des uns et les défauts des autres, le jeune homme gagnera l’amitié de l’athlète populaire et se vengera du voyou antisémite. Une simple affaire d’angles, de lumières et de montage astucieux.

Un pouvoir cinématographique qui est aussi celui des lanternes magiques, des premiers spectateurs confrontés au train en gare de La Ciotat, ou des fameux lens flares que Spielberg a très souvent utilisés durant les années 1980 à des fins illusionnistes. Actuellement, dans la plupart des fictions cherchant à se réapproprier cet insistant revival 80’s, le lens flare sert de balise afin de titiller la fibre nostalgique d’un public ayant connu ou non la période susdite. Une sorte d’endoctrinement de force qui voudrait convaincre en jouant la carte du repère générationnel. Spielberg, avec The Fabelmans, reprend, lui, ses tours de magie parmi les plus identifiables et leur donne une marque d’intemporalité, en les excluant d’un quelconque ancrage cinéphilique sinon pour en révéler des enjeux humains inédits, des visages derrière la lumière bleutée. D’une certaine façon, The Fabelmans converse avec un autre film récent échappé des années 1980, lui aussi ayant opté pour l’immortalité des personnages plutôt que l’allégeance envers le cocon spatio-temporel : Top Gun : Maverick, dans lequel Tom Cruise ressemblait au même homme qu’en 1986, mais dans un horizon et une morale autre. Les lens flares de The Fabelmans, tout comme le visage de Tom Cruise dans Top Gun, proviennent d’une époque archétypale que leurs auteurs n’entendent pas traiter de façon passéiste. Débarrassé de l’emprise nostalgique, les années 1980 entretiennent soudainement le dialogue avec, certes, le cinéma d’aujourd’hui, mais plus important, avec le spectateur incrédule que nous ne pensions dorénavant plus être. Des incrédules en nombre restreint puisque le film de Spielberg, malgré son emprise d’enchanteur et ses récompenses méritées, n’a pas rencontré de public aux États-Unis. Mais que sont devenus les enfants d’aujourd’hui ? Ne rêvent-ils plus en Technicolor ?