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Free Queens de Marin Ledun : clarifier l’inconcevable

Publié le 31 mars 2023 aux éditions Gallimard

Par Benjamin Fogel, le 07-04-2023
Littérature et BD

Free Queens, le nouveau roman de Marin Ledun, marche dans les pas de son prédécesseur, Leur âme au diable, l’enquête sur l’industrie de la cigarette au cœur de ce dernier laissant sa place à une plongée dans le marché de la bière, tout aussi mafieux, au Nigeria. Mais Free Queens ne se contente pas de creuser le même sillon, en remplaçant un produit par un autre : au contraire, il s’appuie sur les fondations de Leur âme au diable pour atteindre de nouveaux sommets. Si on retrouve ici tout ce qui fait la richesse de l’œuvre de l’auteur – l’approche journalistique, le point de vue sur le monde, les personnages complexes mais au positionnement politique parfaitement explicité –, Marin Ledun arrive encore, après une vingtaine de romans, à se dépasser. Que ce soit en termes de style, de structure, de construction des personnages ou d’analyse du monde moderne, Free Queens coche toutes les cases avec brio, conservant le meilleur du roman noir, en lui greffant une conscience aiguë des enjeux socio-politiques actuels – la sournoiserie capitaliste, le féminisme, la situation écologique et sanitaire, la toxicité du pouvoir, les inégalités sociales… – le tout sans la moindre maladresse et en évitant tous les pièges.

Marin Ledun arrive encore, après une vingtaine de romans, à se dépasser

Peter Dirksen, 37 ans, après avoir obtenu ses galons dans l’industrie du tabac – on peut aisément imaginer qu’il a été un disciple de David Bartels, spécialiste de la com et du marketing au cœur de l’intrigue de Leur âme au diable –, est devenu l’éminence grise de la filiale nigériane de Master Brewers, multinationale qui commercialise la First, une bière légère, considérée comme premium en Afrique. Sa stratégie pour faire exploser les ventes ? Une armée de serveuses, prostituées, exploitées et maltraitées, faisant la promotion du breuvage dans tous les bars du pays, du plus glauque au plus luxueux, sous la supervision de flics véreux, dont Ira Gowon, membre de la Special Anti-robbery Squad (SARS), la Brigade spéciale anti-vol, prêt à tous les compromis pour soutenir le redressement économique de sa ville.  Face à eux, une galerie de personnages composées de : Oni Goje, policier intègre mais désabusé, qui a baissé les bras, ployant sous les injustices ; Serena Monnier, une journaliste du Monde et du Guardian, qui enquête sur les réseaux de prostitutions ; ainsi que des fameuses « Free Queens », figures d’une association locale qui lutte contre la violence, les viols et la domination masculine en général.

Par cette imbrication de la fiction et de la réalité, Marin Ledun ordonne la folie

Free Queens s’immisce sans cesse dans la réalité, qui elle-même se retrouve éclairée sous un nouvel angle. Rien n’est gratuit. La fiction permet de lier les faits entre eux, de cartographier les situations, mais ne se substitue jamais aux atrocités réelles du monde et aux combats menés par les activistes : les manigances de Peter Dirksen font échos aux pratiques d’une célèbre marque de bière ; Jasmine Dooyum, prostituée de 15 ans à l’origine de l’enquête de Serena Monnier, s’inspire d’une jeune femme qui existe vraiment ; la narration compose avec l’arrivée du Covid et raccroche toujours les wagons avec les événements historiques, comme les manifestations qui ont débuté le 8 octobre 2020 au Nigeria pour protester contre les violences policières de la SARS. Par cette imbrication de la fiction et de la réalité, Marin Ledun ordonne la folie, clarifie l’inconcevable. Que demander de plus à un roman noir en 2023 ? Free Queens est la quintessence du genre.