Attention, ce texte dévoile des événements de la série, et s’adresse principalement à celles et ceux qui l’on déjà vue en entier.
La quatrième et dernière saison de Succession vient de se terminer. Rarement une série aura autant attendu les minutes finales pour révéler le véritable sens de son titre. 39 épisodes durant, la série de Jesse Armstrong nous aura fait croire que l’enjeu était de savoir qui de ses quatre enfants – Kendall, Shiv, Roman ou Connor – allaient prendre la succession du magnat des médias Logan Roy. Qui allait diriger Waystar Royco, multinationale qui touche à tous les domaines de l’information et du divertissement – chaîne d’info inspirée par Fox News, studio de cinéma, parc d’attractions, croisières… – à l’image de la série elle-même qui mélange, avec un appétit dévorant, la fiction familiale, l’épopée américaine, la comédie satirique et le drame psychologique ? Dans sa conclusion, Succession révèle que l’enjeu n’est pas l’héritage des enfants, mais l’héritage des petits-enfants. Qui de la progéniture de Kendall et de Shiv sera l’héritier final ?
Comprenant cet enjeu, au même moment que les specteur·rice·s, Shiv optera pour la voie qui lui permettra à terme de mettre le bébé qu’elle attend sur le trône. Créant ainsi un pont surprenant entre l’histoire de Succession et celle de l’autre grosse série du moment sur HBO : House of the Dragon. Alors qu’elles se déroulent dans des univers radicalement différents, les deux séries ne parlent que d’une chose : comment transmettre le pouvoir, pour perdurer à travers sa lignée ?
Si Logan Roy représente l’image de l’Américain, qui s’est fait tout seul, se considère au-dessus des lois et se fout de tout, à part de l’argent, ses enfants incarnent la génération qui détient déjà le capital, et qui, démunie de toute compétence, est prête à tout pour le garder. C’est par ce biais qu’il faut lire la trajectoire de Tom Wambsgans, un des personnages les plus fascinants de la série. Époux de Shiv, directeur successif de plusieurs entités de Waystar Royco, Tom finira contre toute attente à en devenir le PDG, lors du rachat de l’entreprise par Lukas Matsson, un investisseur suédois spécialisé dans la tech. La série se concluant sur le succès de Tom Wambsgans, on pourrait y voir une réhabilitation du self-made-man américain, qui réussit à gravir les échelons à la force de son travail, et grâce à son expertise, faisant de lui la Némésis de la fratrie Roy. Mais si Tom en arrive à ce stade, ce n’est pas pour ses compétences. C’est parce qu’il est un bon soldat, capable non pas de mener des stratégies profitables à la corporation, mais d’être le bras armé servile des actionnaires.
Voilà ce qu’est devenu le mythe rance du self-made-man. Roy Logan – en témoigne le discours à la fois plein d’aigreur, mais aussi d’amour et d’admiration que fait son frère, Ewan Roy, à ses funérailles – a survécu à un trauma d’enfance, convaincu par son père d’avoir tué sa sœur. Il s’est extrait de la pauvreté et de la guerre. Il est devenu le roi du monde, et s’est complu dans l’ignominie. Aujourd’hui, son successeur, Tom, n’a terrassé aucun dragon. Il a juste avalé des couleuvres et courbé l’échine.
Entre Logan Roy, patriarche colérique et toxique, fasciné par sa propre réussite ; les enfants Roy, archétypes du népotisme ; Tom Wambsgans, instrument du capitalisme moderne ; et Lukas Matsson, incarnation d’Elon Musk et autres dirigeants de la tech starifiés, c’est toute une histoire du capitalisme américain que raconte Succession. Dévoilant les travers des ultra riches (leur mesquinerie, leurs abus de pouvoir, leurs idées dégueulasses…) et leurs failles (leurs traumas, leur manque d’amour… ), la série interroge notre fascination pour les puissants. Il suffit de lire les nombreuses analyses dans les médias sur la garde-robe de Kendall pour comprendre combien la série a réussi son coup !
Il en ressort ce constat terrible, magnifiquement souligné par la mise en scène et le jeu d’acteur, que ce qui se joue dans les hautes sphères est moins une « guerre de pouvoir », avec des enjeux socio-politiques et des visions du monde qui s’opposent, qu’un « jeu de pouvoir », dont les enjeux se résument pour les protagonistes à gagner ou perdre une partie de Monopoly. Car si l’on exclut le problème de la succession, que reste-t-il des soucis des enfants Roy ? Rien. Peu importe l’issue, ils continueront tous d’être très riches et très puissants.
Pour les personnages, les désaccords moraux sur des questions essentielles, comme le rôle des médias dans l’élection des conservateurs extrémistes, deviennent un paramètre secondaire. Voire un outil stratégique, à utiliser au bon moment. Rien n’a de sens, rien n’est grave, au-delà du nombril des protagonistes. En cela, la série de Jesse Armstrong n’aura cessé de dénoncer l’absurdité et la vacuité du système économico-politique occidental, mais elle l’aura fait avec tellement d’amour, de finesse, et d’attention, que le message n’aura jamais été didactique et univoque. Succession aura eu l’intelligence de se placer au même niveau que les specteur·rice·s, assumant son mélange de fascination / détestation pour son sujet.