Proies d’Andrée A. Michaud : une littérature du mauvais pressentiment
Publié en mars 2023 aux éditions Rivages
À la frontière canado-américaine se trouve la petite ville de Rivière-Brûlée, contrée sauvage et paisible, avec son bar et ses fêtes de quartier, ses habitants médisants mais solidaires. La vie s’écoule parsemée de tracas évanescents, préservée des lourdes peines. « Aucune mort tragique, aucune noyade, aucun de ces drames qui font naître les légendes et transforment les nuits en repaires d’ombres habités par les figures d’une nouvelle hantise, esprits malins ou monstres à visage humain qu’on redoute ensuite de voir apparaître à sa fenêtre », écrit Andrée A. Michaud. Mais au mois d’août d’une année indéterminée, tout bascule. Trois adolescents du village – Judith Lavoie, Abigail Lemaire et Alexandre Demers –, soudés depuis l’enfance, partent quatre jours en forêt, avec tentes, bières et chamallows à griller au coin du feu, pour s’isoler du monde des adultes. Une menace pèse sur eux, on les observe, on guette leurs mouvements. Le mal rôde, prêt à s’emparer de leur amitié et à briser leur confiance dans l’avenir.
Avec Proies, Andrée A. Michaud poursuit l’érection d’une œuvre consacrée au mauvais pressentiment, à la certitude des tragédies en devenir, où la force du vent et la couleur du ciel contribuent à identifier « ces malheurs dont l’odeur nauséabonde se répand dans l’atmosphère bien avant qu’ils frappent. » La narration de chaque événement débouche sur une projection immédiate des conséquences de celui-ci dans le futur, indiquant par le changement de temps grammatical combien les drames de demain sont en gestation dans le présent.
Andrée A. Michaud prend le contrepied des slashers, où une partie du plaisir réside dans la succession de mauvaises décisions, prises par les héros et héroïnes, qui les mèneront à leur perte. Proies est d’autant plus implacable que ses personnages sont sensés, réagissent exactement comme il le faut, comme les lectrices et lecteurs s’imagineraient le faire, pour finalement se retrouver au pied de mur. On est en permanence dans l’angoisse pure.
Dans un style puissant et poétique, qui ne laisse rien au hasard, elle raconte comme personne la confrontation des hommes avec leur milieu. À travers une galerie de personnages parfaitement travaillés – des parents des adolescents à l’inquiétant Gerry Nantel –, elle érige l’arrière-pays canadien, sans concession et sans mépris, à la manière d’un Stephen King. Les lieux sont personnifiés et traités tels des protagonistes, qu’il s’agisse de la rivière la Brûlée ou du sentier des Ravages. Tout est vivant, intense, beau ou anxiogène, démontrant combien l’autrice canadienne marche dans les pas des plus grands, Cormac McCarthy en tête.
Proies se veut une synthèse de l’art d’Andrée A. Michaud. C’est à la fois un thriller qui touche au sublime, tel Bondrée (2016), un roman poignant sur le deuil, tel Rivière Tremblante (2018), et un texte horrifique dans lequel peut à chaque instant surgir le fantastique, tel Tempêtes (2020). C’est une épopée des « avant » lumineux et des « après » dévorés par la tristesse. Tout y est révoltant, mais bercé de pudeur.