Les Alchimies de Sarah Chiche : le deuil et le génie
Sortie le 18 août, au Seuil
Camille Cambon, médecin légiste, fait parler les morts et réconforte les familles, au sein d’un hôpital ravagé par la crise, les coupes budgétaires et la toxicité managériale. Séparée de son compagnon, en conflit avec sa fille qui lui reproche de trop travailler et de la délaisser, elle tente, tant bien que mal, de garder la tête hors de l’eau. La réception d’un mail anonyme relatif au peintre Francisco de Goya et à la disparition de son crâne, volé après son inhumation à Bordeaux en 1828, et qui n’a jamais été retrouvé, va faire vaciller l’équilibre précaire sur lequel repose sa vie. Les parents de Camille et son parrain, tous les trois médecins et décédés, étaient fascinés par l’œuvre et le destin de Goya. Pierre Cambon, le père de Camille, a même écrit un essai sur le peintre : Goya, mystères d’un génie. À travers le fantôme de Goya, c’est tout le passé de Camille qui se manifeste.
Après avoir traité la question du deuil de la mère dans Les Enténébrés (2019) et du deuil du père dans Saturne (2020), Sarah Chiche étend son travail sur le traumatisme de la perte et comment vivre avec ce vide au travers d’un personnage fictif, qui doit aussi gérer la mort de son parrain, Alexandre Rouanet, neurologue reconnu, ainsi que l’héritage d’une quête irrésolue. À travers la recherche du crâne de Goya, sa famille cherchait des indices sur la manière dont le génie se manifeste dans la tête des gens. À quel moment et pourquoi la transcendance se produit ? Comment Goya, peintre académique et carriériste, s’est-il métamorphosé du jour au lendemain en démiurge de l’art ?
La vanité intitulée « Crâne de Goya », réalisée par le peintre Dionisio Fierros, est également au cœur du roman. Elle fait partie du mystère, tout en rappelant la futilité de la vie, tel un écho au travail de médecin légiste de Camille Cambon. Connaître le destin des morts serait alors le seul moyen de redonner du sens à l’existence. Les Alchimies devient une psychanalyse où la patiente, au lieu de chercher dans ses souvenirs, enquête sur son passé. Découvrir son histoire et ce qu’on doit en faire devient l’horizon de la thérapie, et les passions, le savoir et les déviances des parents, autant de clés à associer à la bonne serrure pour trouver un moyen de poursuivre sa route.
Dans son essai sur Goya, Saturne (1950), cité dans Les Alchimies et qui porte le même nom que le précédent roman de Sarah Chiche, André Malraux s’interroge sur la nécessité d’analyser les œuvres en fonction de leur contexte politique et social, sans pour autant les limiter à celui-ci et diminuer le geste esthétique de l’artiste. Sarah Chiche prolonge cette réflexion – le génie est-il contextuel ou autogénéré ? – par la fiction, en l’enrichissant d’un point de vue scientifique. Que se passe-t-il dans le cerveau quand il se manifeste d’une façon si puissante qu’il y aura un avant et un après ? Une question à la lisière de l’art et de la neurologie si vertigineuse que Camille Cambon subit elle-même une attaque cérébrale.
Les Alchimies est une aventure passionnante, pleine de signes et d’idées. Un livre sur les messages cachés au cœur des œuvres, et sur les différents niveaux d’interprétations que l’on peut en tirer. De manière méta, il s’agit aussi en soi d’un roman empli de références et de parallèles secrets à débusquer. Le genre de livre, qui pourra lui-même être longuement analysé.