Sarah, Susanne et l’écrivain d’Éric Reinhardt : le moral des femmes abandonnées
Publié le 17 août aux éditions Gallimard
Sarah, 45 ans, vient de se séparer de son mari, après plus de 20 ans de mariage. Dévastée par cette situation qu’elle n’a jamais souhaitée et par le comportement minable du père de ses enfants, elle écrit un soir de désœuvrement à un écrivain, dont les romans mettent en scène des héroïnes au parcours similaire au sien. Après plusieurs échanges épistolaires, Sarah et l’écrivain se rencontrent. Elle détaille sa déchéance, pendant qu’il lui raconte l’histoire qu’il en tirera : un roman dont le personnage principal, projection de Sarah dans un autre contexte – autre ville, autre métier, autres passions, mais une personnalité similaire et un goût partagé pour l’art et à la beauté –, s’appelle Suzanne et connaîtra le même ébranlement, la même tragédie. Dans ce dialogue à trois, Suzanne est une création commune de Sarah et l’écrivain, tandis que l’écrivain sert de pivot entre Sarah et son double littéraire. L’écrivain est potentiellement l’incarnation d’Éric Reinhardt, mais en réalité le roman ne s’appelle pas « Sarah, Suzanne et Éric ». L’écrivain joue ici un rôle générique. Le texte analyse la manière dont la fiction peut révéler le réel, mais aussi apporter justice et réparation. « Voilà que je parle de moi, Sarah, à la troisième personne, c’est bien la preuve que ce que l’on vit parfois nous propulse dans des espaces mentaux qui font de nous, de nous tous, des personnages de fiction », écrit l’écrivain.
Impossible de ne pas voir dans Sarah, Susanne et l’écrivain, une œuvre jumelle de L’Amour et les Forêts, sixième roman d’Éric Reinhardt, publié en 2014 et brillamment adapté cette année au cinéma par Valérie Donzelli. Dans ce dernier, l’auteur transformait en œuvre la vie bien réelle d’une lectrice mariée à un homme toxique – Bénédicte Ombredanne dans le texte –, qui s’était confiée à lui – ce qui lui vaudra d’être mis en cause pour atteinte à la vie privée et contrefaçon. Avec Sarah, Susanne et l’écrivain, entièrement inventé, mais recourant au même principe de la lectrice qui partage son mal-être avec l’auteur, Reinhardt dévoile le travail de l’écrivain, ses enjeux artistiques et créatifs, mais aussi la nécessité pour celui-ci d’être dans une posture d’écoute, tel un confident privilégié, avant de jouer le rôle de passeur des tourments de l’âme et des tragédies humaines. L’idée, qui pourrait sembler revancharde – avec pour objectif de démontrer combien les accusations subies au moment de L’Amour et les Forêts étaient vaines –, fonctionne à merveille, tant Reinhardt ne fait jamais le malin. Que Bénédicte soit inspirée d’une personne réelle, ou que Suzanne soit inspirée de Sarah, personnage également imaginaire, cela ne change rien au projet littéraire et à sa sincérité.
Éric Reinhardt poursuit avant tout son travail de dénonciation des violences que l’on subit sans pouvoir les définir. Des violences légales, qui existent parce qu’on tolère la méchanceté d’autrui, qu’on s’habitue à elle, qu’on n’est pas équipés pour aller au combat. Des violences dont les femmes sont les principales victimes. Le mari de Suzanne n’est pas un homme jaloux et possessif comme dans L’Amour et les Forêts. Ce n’est pas un pervers narcissique. C’est un manipulateur ordinaire, qui se dissimule sous la panoplie du mari maltraité, pour masquer ses calculs prémédités. Les mauvais traitements subis par Suzanne, qui ne sont à aucun moment répréhensibles par la loi, n’en sont pas moins réels. « Je rejoins la confrérie des femmes abandonnées lâchement et légalement, après des années de bons et loyaux services et d’enfantement. Mon devoir est terminé, les enfants sont élevés avec brio alors dehors maman, dehors l’épouse, pas un merci. Limogée sans le moindre égard », explique l’héroïne. Cette confrérie est autant celle des femmes délaissées, que des protagonistes féminines d’Éric Reinhardt. Si le roman ne donne jamais le point de vue de l’époux, laissant au lecteur le loisir de penser que Sarah surinterprète la méchanceté du mari, Reinhardt, lui, reste complètement du côté des femmes.
Ce nouveau roman continue d’explorer les thèmes chers à l’auteur. Au cœur du récit, seul élément absolument identique dans les vies de Sarah et Suzanne, tel un point de repère : la répartition financière définie lors de l’achat de la résidence principale. Dans les deux cas, le mari s’est débrouillé pour posséder 75% du bien et spolier sa femme, qui n’en possède que 25%, alors qu’elle assure l’intégralité des dépenses quotidiennes du foyer. Cette question de l’économie du couple, qui est aussi celle du statut social du conjoint et des rapports de domination au sein du couple, amplifiée par l’inquiétude du déclassement social, hante l’œuvre d’Éric Reinhardt depuis Le Moral des ménages (2002). On la retrouve aussi dans Existence (2004) et dans Le système Victoria (2011). Chaque fois, le quotidien matrimonial va imploser sous le poids de la mesquinerie, de la haine, ou au contraire d’un amour impossible à contenir ou d’un désir d’émancipation trop fort ; voire être bousculé par la maladie et le cancer, comme dans La Chambre des époux (2017). Dans Cendrillon, Éric Reinhardt travaillait l’autofiction via trois variations de lui-même, auxquelles fait écho le couple Sarah/Suzanne. Mais à vrai dire, la vie du duo Sarah/Suzanne est quasiment une variation de l’ensemble de son œuvre, une synthèse complète.
Sarah, Susanne et l’écrivain fonctionne à la fois comme une œuvre sur les œuvres, comme une fiction sur la fiction, et comme une représentation des représentations, sans perdre de vue la nécessité de se mouvoir en parfaite autonomie, via une lecture au premier degré. Longtemps le texte s’interroge sur la possibilité de sauver la vie grâce à l’art, et de trouver dans la beauté une voie de sortie. Il finit par apporter à cette question du réenchantement, la plus belle des réponses. Plus le roman avance, plus l’écrivain se moque d’y apporter un dénouement satisfaisant. Ce qui compte désormais pour lui, c’est d’écrire le livre dont Sarah a besoin pour rebondir, pour donner un nouvel élan à sa vie, pour guérir. C’est un geste magnifique, où l’auteur s’oublie pour sauver son personnage. L’écrivain est au service de Sarah. Et non l’inverse. Une trajectoire apaisante, qui replace par la même occasion L’Amour et les Forêts sur de nouveaux rails.