Cold Wave d’Adrien Durand : la musique, unique repère dans un monde fracturé
Publié au Nouvel Attila, dans la collection Othello, le 8 septembre 2023.
Ed a grandi à Cerbère, une ville chic et bourgeoise de la banlieue parisienne, où il n’a jamais réussi à trouver sa place. Abandonné par son père, élevé par une mère instable, dont il ne peut percevoir les pensées qu’à travers les avis qu’elle laisse sur des sites marchands ou sur des plateformes de notation de restaurants, Ed ne peut compter que sur : Lila, sa meilleure amie ; Catherine, la mère de celle-ci, psychologue new age, qui joue le rôle de mère de substitution ; et la collection de disques de son père, seul vestige paternel, dont chaque album est accompagné d’une fiche critique, à la fois factuelle et subjective. Après l’échec de Ligne 13, son duo musical formé avec Lila – un nom inspiré par pire la ligne de métro de Paris –, une série d’humiliations, et une tentative de suicide, Ed, qui souffre du syndrome de Marfan, s’exile à Montréal, pour devenir un DJ reconnu, spécialiste des musiques sombres et dansantes.
On retrouve dans ce pitch tout l’univers d’Adrien Durand, chantre du Do It Yourself à la française et acteur multifacette du monde de la musique. J’ai découvert Adrien Durand en 2008, à l’époque où il était le chanteur de Jordan, excellent groupe indie rock teinté de hardcore, dont « Oh No We Are Dominos », le premier album, sonnait parfaitement moderne, tout en ayant le regard tourné vers Q And Not U et Minor Threat. Adrien a par la suite occupé plusieurs postes au sein de l’industrie musicale – tourneur, attaché de presse, critique musical (The Drone et Les Inrocks) – avant de fonder le Gospel, média alternatif et maison d’édition qui publie, avec ferveur et passion, des textes issus de la contre-culure, tels que Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler cette année. J’ai eu la joie d’éditer chez Playlist Society, son premier livre : Kanye West ou la créativité dévorante, un essai sur le geste artistique, la bipolarité, et la personnalité problématique du musicien. S’en est suivi, trois essais, publiés au Gospel, en forme d’atelier de réflexion sur la musique et comment elle résonne avec nos vies : Je n’aime que la musique triste et Je suis un loser, baby (en finir ou pas avec les années 1990) et Tuer nos pères et puis renaître. On pourrait alors imaginer Cold Wave, son premier roman, dans la continuité directe de son travail. Et il l’est tant ce parcours est intégré dans le récit, transformant le livre en un miroir déformé des expériences de son auteur. Mais il est aussi beaucoup plus que cela.
Cold Wave est un roman sur la déconstruction de la réalité. Alors que la majorité des œuvres désireuses de fissurer le réel font appel à des défaillances psychologiques, des incursions fantastiques ou aux effets de la drogue, Cold Wave utilise simultanément tout l’arsenal à sa disposition, mais à dose homéopathique, et sans jamais acter officiellement qu’il y a recours. Il faut visualiser Fight Club de Chuck Palahniuk (1996), amputé de sa révélation finale, laissant le spectateur avec le doute. Schizophrénie, manifestations de spectres, confusion mentale, amnésie partielle, souvenirs d’enfants tronqués, passé magnifié à tort, cauchemars éveillés et états d’ébriété : tous ces éléments vont permette à Adrien Durand de briser par à coup l’univers du roman. Ed en arrive même à revivre des scènes de son passé dans le présent, via un étrange transfert avec un enfant à qui il donne des cours à domicile.
Cette remise en question du réel n’est pas un tour de passe-passe horrifique, elle interroge notre rapport à la mémoire, et à la vie que l’on se construit à partir de celle-ci. « Depuis mon retour en France, j’ai l’impression d’avancer dans un labyrinthe de réminiscences », admet Ed. En 2012, les éditions Le Mot et le Reste publient Rétromania de Simon Reynolds (traduit par Jean-François Caro), sous-titré Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur. On pourrait voir Cold Wave comme une transposition du livre, appliquée à l’existence tout entière.
Mais que devient la musique dans Cold Wave ? Elle prend le contrepied du roman. Alors que tout est évanescent, la musique s’avère le seul point de repère, dans lequel Ed et le lecteur peut avoir confiance. Le roman ne trahit jamais la musique. Celle-ci n’est jamais un rêve, une invention ou un moyen de percer le réel. Elle est ce qui nous maintient en vie. Peu importe s’il s’agit de la facette la plus sombre de nos âmes. « Kas Product, Guerre Froide, Suicide, Bauhaus, Mathématiques Modernes, Deux. C’était la revanche des moins que rien. Les groupuscules contre le reste du monde. Des terroristes du mal-être », écrit Adrien Durand. L’auteur réussit à porter un regard ironique/cynique sur l’industrie musicale, et, dans un même mouvement, à faire ressurgir une passion naïve, sincère et pure, comme s’il était un adolescent éternellement enthousiaste, doté du recul critique d’un rescapé du monde de la nuit.
Un premier roman magnifique, maîtrisé de bout en bout, où tout semble mouvant, instable et incertain, tout en faisant preuve d’une impeccable cohérence.