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Trust de Hernan Diaz : la finance n’est pas une fiction comme les autres

Publié le 18 août 2023, aux éditions de L'Olivier – traduction : Nicolas Richard

Par Benjamin Fogel, le 12-09-2023
Littérature et BD

[Attention, cet article dévoile en partie la structure et l’intrigue du roman]

Le milliardaire Andrew Bevel est mort. Quel homme se cachait derrière cette figure secrète du milieu des affaires, à l’intuition hors pair, qui régnait sur les marchés financiers, au point d’être accusé par ses détracteurs d’être l’unique responsable du krach boursier américain du 24 octobre 1929 et de la Grande Dépression ?

Trust, le second roman de Hernan Diaz, répond à cette question à travers quatre parties, portées par un style et des points de vue différents, qui se succèdent, se complètent et se réfutent : un roman biographique signé Harold Vanner ; l’autobiographie d’Andrew Bevel ; le témoignage de Ida Partenza, la biographe de Bevel ; et enfin un journal intime, retrouvé par Ida. Chaque partie se glisse dans les mensonges et les approximations de la précédente, avec un effet de réel saisissant, alors que tout est fiction. Dans la troisième partie, celle d’écrivaine Ida Partenza, Hernan Diaz dévoile via son personnage sa manière de travailler : les recherches documentaires – celles faîtes par Partenza sont sûrement celles faîtes par Diaz lui-même –, la manière de puiser dans ses expériences personnelles pour illustrer la psychologie des protagonistes, et la nécessité de fournir des détails intimes, ancrés dans le quotidien, pour entériner la véracité du propos.

Chaque partie se glisse dans les mensonges et les approximations de la précédente

On se croit d’abord dans une version revisitée de Citizen Kane d’Orson Welles (1941). Sauf que la grande figure de l’histoire américaine qu’Andrew Bevel est censé incarner se fissure de toute part, pour laisser place à trois personnages qui constituent le vrai sujet du roman : Mildred Bevel, Ida Partenza et la finance, soit respectivement la femme, l’employée et la passion d’Andrew Bevel, qui s’avèrera, lui, être un petit monsieur, dépassé par les événements.

Le titre du livre possède un triple sens. Il s’agit de la confiance que les gens s’accordent entre eux – avec l’idée de savoir si celle-ci est un bien financier comme un autre ; du degré de confiance que le lecteur prête au discours des personnages de chaque partie ; et enfin du « trust », au sens financier du terme, concentration horizontale, qui voit Andrew Bewell « racheter » des gens qui jouent dans la même catégorie intellectuelle que lui, – sans que l’on sache s’il s’agit d’une association d’intérêts convergents ou d’une OPA hostile (c’est le cas avec sa Mildred Bevel) – ou faire disparaître ses concurrents (c’est le cas avec Harold Vanner). Les titres des chapitres sont également des termes financiers, qui font échos aux vies des personnages. Celui qui rachète est moins intéressant que celui qui est racheté. Ce qui était une enquête sur Andrew Bevel devient une enquête sur Mildred Bevel.

L’existence de Mildred Bevel devient une métaphore de notre perception de la finance

Le récit de la vie de Mildred Bevel, que Andrew voudrait banaliser, dévore alors le roman. Même quand des passages cherchent à gommer sa présence, c’est d’elle qu’il s’agit en filigrane : Mildred Bevel, personnalité complexe, à la fois au cœur du monde et en dehors de celui-ci, femme progressiste aux goûts avant-gardiste, préférant le monde des idées au monde des hommes. Au fil du roman, l’existence de Mildred Bevel devient une métaphore de notre perception de la finance. On la croit d’abord folle et insaisissable, rétive à tout diagnostic qui expliquerait son fonctionnement. On la voit ensuite, dans la partie 2, aseptisée et docile, entièrement sous le contrôle de l’homme riche. On prend conscience, dans la partie 3, de sa portée fictionnelle, de combien elle ne représente pas le réel. Pour enfin découvrir, dans le dernier quart, sa véritable nature : puissante, mathématique, au-dessus de l’homme, qui n’arrive pas à la suivre, intellectuellement parlant.

À la fin du livre, on nous dit que la vente à découvert est « une chanson jouée à l’envers », et là ce n’est plus Hernan Diaz qui parle de la finance à travers la vie de Mildred, mais Hernan Diaz qui parle de Trust à travers la finance. Car Trust, c’est exactement ça : « Une chanson jouée à l’envers », qui nous permet d’aborder l’histoire des États-Unis, non pas en allant de la vérité vers la fiction, mais de la fiction vers la vérité. L’histoire du capitalisme et de la finance, les femmes qu’il faut effacer de l’histoire pour les « remettre à leur place », l’impensé de l’esclavage, rayé du parcours des légendes nationales, tout est intelligemment analysé en partant du futur. Un roman puissant, qui interroge les mécanismes du capitalisme : Bevel est moins une figure du patriarcat que du capital. Il ne se préoccupe ni du sexe ni du plaisir, guette l’accumulation de richesse et du pouvoir, moins pour l’exercer que pour posséder plus – posséder plus (et plus que les autres) étant un leitmotiv en soi.

L’amoralité de la finance face à l’amoralité de la fiction

Trust compare l’amoralité de la finance qui transforme le néant en argent à l’amoralité de la fiction qui invente des événements au détriment des personnes dont elle explore la vie : pour maximiser les profits, la finance autorise de vendre des actions, que l’on ne détient pas, en supposant qu’elles vont baisser et que l’on réalisera une plus-value en les rachetant, à l’image de Harold Vanner qui troque la maladie de Mildred contre quelque chose de plus sensationnel et plus vendeur. Pour autant, Hernan Diaz n’accuse pas la finance et la fiction de tous les maux. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, le problème c’est ce que les hommes en font.

PS : Je n’aime pas profiter de la chronique d’un roman, pour faire la promo d’un autre. Mais comme Trust est un chef d’œuvre incontestable au succès déjà acté, je voudrais noter à quel point il partage des qualités avec un autre immense roman de cette décennie : Qui se souviendra de Phily-Jo ? de Marcus Malte (Zulma, 2022). Si vous avez aimé Trust, foncez sur Qui se souviendra de Phily-Jo ?