L’Armée fantoche de Claire Duvivier : l’attachement sensible
Publié le 6 octobre 2023 aux Forges de Vulcain
Dernier tome d’une des plus incroyables sagas de fantasy de la décennie, L’Armée fantoche a la lourde tâche de conclure à la fois la trilogie Capitale du Nord et le cycle de La Tour de Garde. Un enjeu relevé avec brio et sensibilité.
Centrée sur ses personnages, Claire Duvivier boucle son histoire en déjouant les attentes, confirmant la grande force de ces six tomes : proposer un récit épique, porté par deux protagonistes charismatiques, chacun étant le négatif de l’autre – Nox est un homme du Sud empli de fiction et de poésie ; Amalia est une fille du Nord nourrie par la science et l’économie –, mais sans jamais recourir à leur complémentarité comme motif narratif. La Tour de Garde ne raconte pas l’histoire de deux personnages destinés à se rencontrer et à fusionner, mais celles de deux citoyens, animés par une conception différente de l’existence, mais focalisé sur le même objectif : offrir à leurs compatriotes une terre où refaire collectivement société. Ainsi la dualité entre Nox et Amalia ne sert pas l’action – pas d’opposition factice, pas de romance –, mais strictement le propos intellectuel.
L’utopie de Nox trouve un soutien de poids dans le pragmatisme d’Amelia. On comprend combien c’est l’alliance des deux qui conduit à l’avènement de la Tour de Garde. Si la fiction montre souvent combien le pragmatisme a besoin d’utopie pour se transcender, Claire Duvivier rappelle que l’utopie ne peut jamais se concrétiser sans le pragmatisme. Chacun doit faire un pas vers la vision de l’autre pour que le vivre-ensemble fonctionne. En ce sens, Nox sera partie des légendes et des mythes pour faire de la politique, tandis qu’Amalia, férue de politique, aura fait le chemin inverse : celui vers la magie et la fiction.
Comme prévu, la première moitié du livre permet de revivre les événements narrés dans Les Contes suspendus – le cinquième tome la saga écrit par Guillaume Chamanadjian –, mais vus du point de vue d’Amalia. On y découvre une autre facette de Nox. Dans la peau de ce dernier, emporté par son enthousiasme, on ne réalise pas toujours combien il est fragile et perçu comme au bord de la rupture. Dans sa seconde partie, le roman prend son envol, et plonge dans la menace incarnée par l’armée fantoche.
Ce tome final prolonge un mouvement initié depuis le départ : l’ouverture au collectif et à d’autres voix. Amalia ne cesse ici d’intégrer à son histoire celles qui lui ont été comptées par d’autres. Par ce biais, le point de vue change, et l’on se retrouve aux côtés des personnages secondaires, tels que Moerman, l’oncle d’Amalia, ou Samatha et Givres, les amis syctes de Nox et Amalia. Cette décentralisation dit beaucoup de l’approche de Claire Duvivier, en quête d’une bascule vers le collectif, sans jamais nier l’identité de son héroïne.
L’armée fantoche, au cœur de cette conclusion, constitue un bataillon formé de personnes détachées de leurs émotions et focalisés rationnellement sur l’objectif, non pas tels des robots, mais comme des agents du capitalisme faisant fi de l’humain pour maximiser les profits. Amalia et Nox combattent des forces qui les dépassent, mais qui jamais ne les fascinent. Impliqués dans la grande partie qui oppose le Nord contre le Sud à la Tour de garde, les deux héros ne cherchent pas à en comprendre les règles et le fonctionnement. Il s’agit d’une guerre insondable et souterraine qui déborde dans le réel et oppresse l’humanité, sans que la majorité n’en connaisse l’existence, et sans que Nox et Amalia n’en saisissent pas les tenants et les aboutissants, à l’image des liens qu’entretien le monde de la finance avec la civilisation moderne. Entre les lignes, la Tour de garde ne cesse ainsi de s’affirmer comme un manifeste contre l’opacité des puissances économiques secrètes, en faveur d’une nouvelle société construite et motivée par le plus noble des esprits collectifs.